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La Sierra Leone est un baril de poudre.
Elle n'a besoin que d'une étincelle...

Reportage de Steve Bloomfield

publié dans The Independent, le 28 novembre 2006
article original : "'Sierra Leone is like a tinderbox. It will only take one spark'"
Cela aurait dû être une réussite. Mais quatre ans après que Tony Blair
a salué le rôle que la Grande-Bretagne a joué pour mettre fin à la
brutale guerre civile, ce petit pays est de nouveau en danger

La sueur coule du plafond d'une discothèque mal famée de Freetown. L'éclairage au néon illumine la piste de danse bondée où de magnifiques Sierra-Léonaises tournent autour des bedaines d'hommes blancs d'âge mur. Un ancien parachutiste britannique saoul accroché au comptoir se vante d'avoir juste conclu un accord minier valant des centaines de millions de dollars en donnant une raclée à un chef local et après avoir pointé un pistolet sur sa tempe en le menaçant de le tuer s'il ne signait pas le document.

À l'extérieur, Joseph, 19 ans, sautille vers les nouveaux arrivants, une main tenant fermement un collier de perles à vendre, l'autre tenant une béquille. Le moignon, qui était sa jambe gauche avant qu'elle ne soit tranchée par une machette émoussée, dépasse de son short. Il gagne rarement de quoi se nourrir, et encore moins de quoi nourrir sa sœur de 15 ans.

La Sierra Leone était censée être une réussite de "construction de nation". L'intervention des troupes britanniques en mai 2000 avait mis fin à une guerre civile sanglante qui a décimé jusqu'à 500.000 personnes - un dixième de la population - assassinées, rendues infirmes ou violées. Ce fut l'une des premières campagnes militaires de Tony Blair et qui a largement été considérée comme ayant eu un effet positif.

En l'espace de six mois, avec l'arrivée des parachutistes et des forces spéciales britanniques à Freetown, les groupes rebelles avaient accepté un cessez-le-feu.

Le lien de M. Blair avec la Sierra Leone était personnel. Lors d'une visite triomphale à Freetown en 2002, M. Blair rappela comment son père avait enseigné autrefois à l'université de Freetown. "Et je me souviens lui avoir dit quel merveilleux pays c'était et à quel point les gens étaient chaleureux et amicaux", a-t-il déclaré devant des foules pleines d'allégresse. Des affiches à son honneur disaient : "Nous vous accueillons, Excellence faiseur de paix, nous vous aimons et nous vous respectons, nous vous faisons confiance et nous vous soutenons". Des élections eurent lieu, une commission pour la vérité et la réconciliation fut établie, et des milliers d'enfants soldats, qui avaient combattu dans les "Unités des Petits Garçons" tristement célèbres, furent désarmés.

Un tribunal spécial de l'Onu a été mis en place pour juger les meneurs et Charles Taylor, l'ancien seigneur de guerre tenu pour responsable de nombreux meurtres, d'amputations et de viols sans distinction, qui ont caractérisé la guerre civile de la Sierra Leone, est à présent derrière les barreaux, en attente de son procès à la Cour Internationale Criminelle de la Haye.

M. Blair a loué les progrès de ce pays. "Je me souviendrai toujours d'avoir roulé à travers les villages près de Freetown en Sierra Leone, voyant les gens se réjouir - dont beaucoup ont été amputés par la brutalité dont ils ont été libérés - et leur joie d'être libre de s'exprimer, de débattre et de voter à leur guise", a-t-il déclaré.

Mais quatre ans après que le Président de la Sierra Leone, Ahmad Kabbah, a déclaré que la guerre civile était terminée, ce petit pays de cinq millions d'habitants, sur la côte ouest de l'Afrique, n'est pas une réussite. Il demeure le deuxième pays le plus pauvre du monde, un endroit où plus d'enfants que nulle part ailleurs meurent avant l'âge de cinq ans. Une grande partie de la capitale, Freetown, est restée sans électricité pendant deux ans et sans être approvisionnée en eau pendant encore plus longtemps.

Des jeunes gens en colère et sans illusion sont assis à l'ombre en buvant de l'ataya, un stimulant doux pimenté à la poudre. Ils parlent du fait que le gouvernement les a laissés tomber, qu'ils sont laissés sans éducation et sans emploi. Et certains, avec un regard de nostalgie dans leurs yeux, parlent presque affectueusement des "bons vieux jours", lorsqu'ils parcouraient la campagne luxuriante de la Sierra Leone, armés jusqu'aux dents et sous les effets des drogues, tranchant des membres et violant des femmes et des fillettes pour le plaisir.

"Nous sommes à bout", dit Abdul, un jeune importateur d'appareils électriques qui vit à Freetown et qui n'a pas voulu donner son nom de famille par peur des représailles. "Ce pays est comme un baril de poudre et il n'a besoin que d'une étincelle".

Ce point de vue entendu à reçu un écho à trois heures de route, dans le district de Port Loko au nord. Le Dr Victor Matt-Lebby, qui a été formé à l'Université de Leeds [G-B] mais est rentré pour aider à la reconstruction de son pays, a dit : "Avant la guerre, il y avait beaucoup de mécontentement parmi les jeunes. Ils ne faisaient qu'être assis paresseusement. C'était une bombe à retardement qui ne demandait qu'à péter. À présent, la même chose se reproduit. Si le problème de la jeunesse n'est pas traité, cet endroit s'enflammera en un clin d'œil". Lorsque les combats débutèrent à Freetown en 1997, la femme du Dr Matt-Lebby commença à accoucher. Dans l'incapacité de se rendre à l'hôpital, leur bébé, une fille, est mort au bout de six heures.

Les six prochains mois pourraient être cruciaux. Les élections doivent se tenir en juin et le Parti du Peuple de la Sierra Leone (SLPP), actuellement au pouvoir, est largement favori pour remporter ces élections. De par la loi, le Président Kabbah doit se retirer, c'est donc son numéro deux, le vice-Président Salomon Berewa, qui sera le candidat du SLPP. Mais dans un pays où les coups d'Etat ont été plus fréquents que les élections démocratiques, il y aura une atmosphère de malaise quand la conversation se tournera vers l'élection. La semaine dernière, lorsqu'un jeune soldat de l'armée, Abdul Sesay, a été arrêté à la suite du vol d'une cache d'armes, la possibilité d'un coup d'Etat a été soulevée par les journaux. On ne sait comment, mais Sesay a réussi à s'échapper.

Le procès de Sam Hinga Norman, l'un des neufs hommes confrontés à la justice à la Cour Spéciale de l'ONU à Freetown, pourrait aussi s'avérer explosif. Pour certains, Norman est un héros. Il était responsable de la Kamajor, une force de défense organisée en milice qui a combattu les rebelles. Norman était le vice-ministre de la défense du pays. Son chef, le Président Kabbah, n'a pas été inculpé. Ceux en charge des poursuites insistent sur le fait qu'il n'y avait pas assez de preuves liant Kabbah à l'une quelconque des atrocités perpétrées par la Kamajor. Le résumé du procès de Norman se tient demain et le verdict devrait être prononcé avant les élections. Norman a toujours des supporters à Freetown et un verdict de culpabilité pourrait les faire descendre dans la rue.

Ceux qui peuvent partir de Freetown commencent à faire leurs valises. Un homme d'affaires qui a vécu en Sierra Leone toute sa vie a dit que la combinaison de la corruption des fonctionnaires avec la crainte de troubles signifiait qu'il ne valait plus la peine de rester dans son pays de naissance. Sa terreur de représailles était telle qu'il a refusé de donner son prénom.

"Il est triste que nous en soyons arrivés là", a-t-il dit, "mais, aujourd'hui, les choses sont pires qu'elles n'étaient avant la guerre. Pour nous, l'économie a empiré, elle ne s'est pas améliorée. Il n'est tout simplement plus sûr de travailler ici. Ma famille est déjà partie et je ne serai pas loin derrière eux."

Pour la majorité de la population de Freetown, forte d'un million d'habitants, partir n'est pas une option. À la place, ils essayeront de gratter de quoi vivre dans les marchés animés de Freetown. Sous de grands parapluies jaunes, verts, rouges ou bleus, des femmes vendent des cacahouètes et du poisson séché, des miches de pain et des oranges grossièrement pelées. Des pinceaux sont à côté d'un monceau de pièces de moteurs. Des peaux de vache sont vendues à côté d'un homme avec une demi-douzaine de chargeurs de téléphones mobiles. Mais la vaste majorité des commerçants sont des femmes. Les hommes tendent à passer leurs journées assis en groupe à regarder le temps passer.

La nuit, les clubs de Freetown sont remplis d'expatriés et de locaux. Des prostituées sont assises au bar, s'aventurant occasionnellement sur la piste de danse lorsqu'une cible adéquate apparaît. Un ancien soldat britannique qui est retourné en Sierra Leone râle à propos du pays qu'il a fait sien. "Il faut que je m'en aille. C'est terrible ici". Il prend une autre gorgée de Star, la bière locale. "Pourtant on se fait du fric !" Il admettra seulement qu'il fait "ceci et cela, vous savez, de l'exploitation minière".

L'exploitation minière, et en particulier les diamants, est la plus grosse industrie de la Sierra Leone. Il est difficile de trouver des personnes de confiance pour l'exportation des diamants, mais après la guerre, le pays a rejoint le Processus de Kimberley [1], le système de régulation reconnu mondialement qui est censé assurer que les soi-disant "diamants du sang", qui ont alimenté tant de conflits en Afrique de l'Ouest, ne sortent pas illégalement en contrebande. Les experts locaux en diamants soutiennent que les exportations recommencent à chuter, signalant la reprise de la contrebande à travers les frontières poreuses de la Sierra Leone.

Pourtant, à eux seuls, les diamants ne causeront pas le retour du conflit. La dernière guerre n'était pas seulement une question de contrôle des ressources. L'Etat, depuis longtemps à parti unique, s'est désagrégé, le système éducatif s'est effondré et la production agricole a chuté dramatiquement. Des jeunes gens radicalisés, furieux contre l'absence d'opportunités, sont devenus des proies faciles pour les dirigeants rebelles, tels que Taylor, qui les ont persuadés de prendre les armes.

Une grande partie des tueries a été perpétrée par des enfants qui ont été capturés et forcés à se battre. Certains d'entre eux ont reçu l'occasion de repartir de zéro et ils sont déterminés à en tirer le plus possible.

Saidu Sesay, un mètre ruban autour du cou, est en formation pour devenir couturier. Il se vante de pouvoir gagner 60.000 leones [15,20 €] par jour, une fois qu'il aura démarré sa propre affaire. Son professeur au centre de réhabilitation pour les enfants soldats, à l'extérieur de Freetown, calcule que 10.000 leones [2,53 €] est un chiffre plus vraisemblable. Il y a 150 enfants ici, tous ayant été répudiés après la guerre par leurs communautés.

Saidu, qui a maintenant 18 ans, avait huit ans lorsqu'il fut enlevé par le RUF [Front Uni Révolutionnaire]. "On m'a donné une arme à feu et on m'a forcé à combattre", dit-il simplement. "Un commandant m'a dit que si je ne combattais pas il me tuerait." Pendant plus de trois ans, il a combattu aux côtés de 160 autres garçons. Même à l'âge de huit ans, Saidu a amputé ses victimes.

"Cela s'est produit, cela s'est produit", dit-il. "Je n'étais pas fier mais je l'ai fait. J'ai abattu des gens, j'ai fait sauter des maisons. Cela s'est produit. À présent, je prie Dieu Tout Puissant pour ne pas recommencer".

Il est peu probable qu'il recommence. Saidu a eu des occasions que beaucoup de ses anciens collègues peuvent seulement rêver d'avoir. Les programmes de désarmement n'ont pas fait beaucoup pour les enfants soldats. Dans un pays où le système éducatif s'est effondré, il y a longtemps, les opportunités sont bien trop rares.

Mais le programme de désarmement a aussi créé du ressentiment. Les victimes de violence n'ont pas reçu d'indemnités, tandis que les auteurs, aux yeux de beaucoup, ont été récompensés pour leurs actions. Ils vivent tous côte à côte. Certains amputés parlent de vengeance. "Je vois les gens qui m'ont fait ça", dit Joseph, montrant son moignon gauche. "Pourquoi ne leur est-il rien arrivé ?"

Pour certains, il y a pourtant toujours de l'espoir. Un programme massif de vaccination contre la rougeole et de fourniture d'une moustiquaire gratuite pour protéger de la malaria, à destination de tous les moins de cinq ans, est en cours. Près d'un million de moustiquaires, aspergées d'insecticide, a été remis par le ministère de la santé et la Croix-Rouge sierra-léonaise. Plus de 4.000 volontaires ont reçu une formation pour aider les mères à protéger leurs enfants de la malaria, une maladie qui tue plus de monde en Afrique que le SIDA.

"Notre génération peut changer les choses", dit Mariama Kemoh, une élève infirmière de 25 ans, qui administrait des gouttes de vitamine A à des bébés. "La vie n'est pas facile ici. Il n'y a pas de baguette magique. Mais cela dépend de nos efforts. Un jour les choses changeront pour nous. Je le crois fermement".

La Sierra Leone : données statistiques

Population: 5,3 millions (ONU, 2005)

Capitale : Freetown

Superficie: 71.709 km2

Président: Ahmad Tejan Kabbah

Principales langues: Anglais, Krio (langue créole dérivée de l'anglais) et plusieurs langues africaines

Principales religions : Croyances indigènes, Christianisme, Islam

Histoire : Le nom de Sierra Leone vient du nom portugais du pays, Serra Leoa, qui signifie la "Montagne de la Lionne". Centre du commerce de l'esclavage en 1792 par la Sierra Leone Company, la patrie des Britanniques noirs qui avaient combattu pour la Grande-Bretagne durant la guerre d'indépendance américaine. Freetown est devenue une colonie de la couronne britannique en 1808 et la Sierra Leone a obtenu son indépendance en 1961

Espérance de vie : hommes : 39 ans ; femmes : 42 ans (ONU)

Unité monétaire : Leone (1€ = 3.947,7 SLL)

Principales exportations : Diamants, rutile (dioxyde de titane, utilisé pour les peintures, les plastiques et comme pierres précieuses), cacao, café, poisson

PIB par habitant : $220/an

Climat: Tropical. La saison des pluies dure de mai à décembre

Relief : Ceinture côtière de mangrove ; collines boisées ; plateau de hautes terres ; montagnes à l'Est

Ressources naturelles : Diamants, béryl, minerai de titane, bauxite, or, chromite

Risques naturels : Orages de poussière du harmattan du Sahara

Billy Head

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

Notes :

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[1] En savoir plus sur le processus de Kimberley, lire : "Le Contrôle des Diamants"