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Fouilles en Mésopotamie

Un nouvel éclairage sur la comptabilité dans l'antiquité

The New York Times, dimanche 13 mars 1904
RUBRIQUE "MAGAZINE". Page SM2, 3246 mots

article original : "New Light Shed Upon Ancient Bookkeeping;
Clay Tablets, Used for Contracts, Discovered In Assyria
-- Relics of Centuries Ago Dug Up in Asian Explorations."

Des tablettes d'argile, utilisées pour les contrats, découvertes en Assyrie :
Des reliques datant de nombreux siècles mises au jour lors d'explorations en Asie



Dans un ouvrage posthume de Charles Waldo Haskins — "Business Education and Accounting", qui vient juste d'être publié par Harper Brothers, un an après le décès de cet auteur très compétent — on trouve une foule d'informations sur les méthodes comptables et de tenue des registres des peuples de l'antiquité et des peuples primitifs.

Ces méthodes devaient être suffisamment exactes pour remplir toutes sortes d'objectifs pratiques et répondre de façon simple aux problèmes de trésorerie, des affaires et de comptabilité privée. Déterminer le plus précisément possible qu'elles étaient ces méthodes, à partir de la panoplie des réalités dont dispose l'archéologue, devrait intéresser tous ceux qui ne sont pas insensibles à la comptabilité.

Au Commencement de l'Histoire

Les plus anciennes archives économiques et financières dont nous avons connaissance sont celles d'un groupe de nations, tout au début de l'Histoire[1], dont la civilisation était extrêmement développée - mais de façon plutôt inégale. Ces pays se situaient dans la région du Nil et celle des Vallées du Tigre et de l'Euphrate. Des explorations relativement récentes ont mis au jour des chambres d'archives et des " coffres-forts " babyloniens et assyriens, avec leur richesse de "tablettes-contrats" de la plus haute antiquité, en argile cuite ou séchée au soleil. Les caractères cunéiformes qui y sont gravés écrivent le compte-rendu des transactions commerciales qui se déroulaient au tout commencement de l'Histoire, et même avant. Des tablettes similaires ont été trouvées en Haute Egypte, où elles ont sans aucun doute été amenées par des caravanes.

Les tablettes babyloniennes et assyriennes sont des comptes-rendus de transactions commerciales datant d'une période qui remonte à quelques quatre mille ans avant Jésus Christ. La comptabilité, du moins sous sa forme écrite, trouve probablement ses origines dans cette région qu'on appelle communément la Mésopotamie. On lui doit probablement aussi la quippa ou le boulier et l'abaque recouvert de sable.

Les registres d'argile mésopotamiens ont une caractéristique curieuse. En effet, une étude dirigée par des archéologues distingués révèle la présence occasionnelle d'erreurs arithmétiques, dont les causes peuvent être attribuées à la maladresse des scribes, à la falsification délibérée des comptes dans une collusion d'intérêts entre les parties, ou à des comptables tout simplement ignorants. La thèse de la falsification est présentée comme étant la plus probable. Les Babyloniens et les Assyriens étaient vraiment parvenus à une compréhension claire des mathématiques abstraites et leurs comptables n'auraient probablement pas commis d'erreurs arithmétiques aussi grossières, à moins d'avoir voulu tromper ceux qui étaient moins érudits qu'eux. À une époque où les bilans de vérification étaient inconnus et où calculer toutes sortes de soldes impliquait un travail pas très différent de celui consistant à compter les briques dans un entrepôt ou une fabrique, la comptabilité frauduleuse était un travail probablement moins périlleux qu'aujourd'hui.

Les archives de Babylone et de Ninive

De ce que l'on sait de la grandeur, de l'importance et des splendeurs de la Babylonie et de l'Assyrie, on peut supposer sans prendre de risque qu'un système plus ou moins compliqué de comptabilité y était indispensable pour la conduite des affaires et le commerce intérieur et extérieur. La Ville de Ninive devait couvrir une surface de 500 kilomètres carrés. Et Babylone était probablement cinq fois plus grande et plus peuplée que Londres aujourd'hui.[2] Ces deux cités commandaient le commerce dans le monde antique et, alors que le crédit était moins élastique et l'activité bancaire plus simple qu'aujourd'hui, il était impossible - tout comme maintenant - d'effectuer de grosses transactions commerciales strictement en espèces et sans tenir de comptes.

Les explorations des sites de Ninive et de Babylone ont été récompensées par la découverte de vastes entrepôts contenant divers documents qui apportent beaucoup d'éclaircissements sur la vie quotidienne, les coutumes et les occupations de ce peuple. On y trouve non seulement toutes sortes de contrats sociaux, des négociations, des ventes, des prêts d'argent, des louages, des dots, des testaments, des adoptions d'enfants, des procès et autres, mais aussi des mémorandums commerciaux, des listes, des inventaires, des historiques de revenus et autres détails intimes de la vie et des occupations de ceux qui, à leur époque, étaient les entrepreneurs. Les traductions de ces tablettes remplissent plusieurs volumes et le British Museum en a publié dernièrement quelques-unes. Plus nous en apprenons sur les affaires et les activités sociales du peuple des Vallées du Tigre et de l'Euphrate, plus il est facile d'être d'accord avec le Professeur Lyon, d'Harvard, pour lequel ces tablettes révèlent "une situation pas fondamentalement différente de celle qui est la nôtre aujourd'hui."

Des tablettes d'argile pour durer

Ces très anciens registres doivent leur longévité à la matière dont ils sont faits. En papier quel qu'il soit et avec n'importe quelle encre, pas la moindre trace n'aurait subsisté. Ils étaient gravés avec un stylet sur de l'argile souple, fixée ensuite au four ou séchée au soleil. On peut supposer que des contrats étaient annulés ou qu'ils étaient soumis à l'opération moderne équivalente consistant à enregistrer la satisfaction du contrat, en cassant la tablette du registre. Le fait qu'un si grand nombre d'entre elles soient restées intactes laisse à penser avec quasi-certitude qu'un grand nombre de contrats, d'obligations et de promesses, à la fin de Babylone et de Ninive, n'avaient pas été honorés. Voici la traduction d'une tablette assyrienne typique de reconnaissance de dette :

Quarante tétradrachmes dus. Harassib, fils de Bel-akhe-irib, paiera entre les mains de Zir-Idin, fils de Hablai, au mois d'Ivar, 40 tétradrachmes, dans le Temple du Soleil, à Babylone. Témoins : Urrame, fils de Sinam ; Zir-Idin, fils de Hablai, Scribe. Babylone, mois de Kislev, troisième jour, cinquième année de Pacorus, Roi de Perse.

Ici, nous avons tous les éléments d'un billet à ordre moderne, avec quelques garanties additionnelles. Nous avons la reconnaissance de dette (pour le montant reçu), le nom du débiteur, la promesse de payer "en mains propres", le moyen de paiement, la date et le lieu du paiement et les témoins de l'engagement du débiteur. Que cette tablette existe toujours et qu'elle soit intacte porte à croire que cette reconnaissance de dette n'a pas été honorée comme promis. Elle ne comporte aucun indice superficiel de réclamation, mais cela n'a aucune importance. Voici la description que fait Layard des registres d'argile et des tablettes qu'il a trouvés à Ninive :

"Elles étaient de six tailles différentes ; les plus grandes étaient plates et mesuraient 23 cm sur 17. Les plus petites étaient légèrement concaves et certaines, ne comportant que deux lignes, ne faisaient pas plus de 2,5 cm de longueur."

On pense que le papyrus était plus ou moins employé pour les comptes-rendus éphémères et les mémos journaliers, mais ceci est toutefois une conjecture. Les registres en terre-cuite sont tout ce qu'il reste. Les tablettes qui revêtaient une très grande importance étaient frappées du sceau personnel de la première partie. Hérodote nous dit que le sceau du Mésopotamien de l'antiquité était aussi important pour lui que son nom. L'homme qui n'avait pas de sceau signait de son nom s'il le pouvait, et s'il ne le pouvait pas, il faisait une marque avec son pouce - anticipant ainsi de beaucoup de siècles l'érudition de Puddn'head Wilson à propos de l'identification par les empreintes digitales.

L'éducation en Mésopotamie

Il apparaît que l'éducation en Mésopotamie était très générale et bénéficiait tant aux femmes qu'aux hommes. Pour le Professeur Sayce : "Ces tablettes-contrats babyloniennes, dans lesquelles nous trouvons des femmes aussi bien que des hommes, apparaissant comme plaignantes ou comme prévenues dans des procès, comme associées dans des transactions commerciales et qui, lorsque le besoin se faisait sentir, signaient de leurs noms, en fournissent la preuve." Les archives que nous avons sur le système éducatif de Babylone se rapportent beaucoup aux affaires et à la comptabilité, et nous pouvons en conclure que les Babyloniens étaient des gens sérieux et qu'ils avaient une haute considération pour les documents comptables.

Ici, par exemple, nous avons une tablette d'exercices scolaires, dans laquelle l'élève apprend les diverses utilisations du mot revenu et comment les exprimer par écrit."Revenu, son revenu, pour son revenu, pour placer son revenu, le revenu de Shamash, le revenu de Shamash est fixé, le revenu de Shamash est augmenté, le revenu que Shamash place, le revenu que Shamash a donné, le revenu qui revient à Shamash, sans augmentation, il y a une augmentation, il n'y a pas de revenu, ce revenu est celui de la municipalité, l'augmentation s'est faite automatiquement, l'augmentation de l'augmentation (les intérêts composés), il y a eu une augmentation de l'augmentation," etc., dans les variantes autour de cette idée de profit et de revenu.

Tout ce que l'on sait de ce système éducatif de l'ancienne Babylone et de l'ancienne Ninive, six siècles ou plus avant l'ère chrétienne, montre qu'il anticipait ce que M. Lefèvre, le défunt secrétaire privé du Baron Rothschild, a suggéré dans un pamphlet publié il y a quelques années : "Les premières règles élémentaires de la comptabilité appartiennent au domaine de l'éducation primaire."

Le peuple de Babylone et d'Assyrie n'ignorait pas du tout les mathématiques. Le Professeur Budge du British Museum dit qu'ils étaient "essentiellement des calculateurs". Leurs tablettes sont riches de suggestions relatives à l'astronomie et aux mathématiques. Une tablette mise au jour à Larsa contient les carrés de nombres fractionnels correctement calculés à un soixantième d'unité près. Des tables de cubes ont aussi été découvertes avec des figures géométriques qui peuvent être démontrées par la méthode d'Euclide.

Un système bancaire complet

Il y a des preuves que cette partie du monde avait un système bancaire très complet. On a découvert des documents provenant de quantités de firmes qui faisaient strictement des affaires bancaires, dont celles d'Egibi & Filsde Babylone,[3], et des Fils Marashu, de Nippur.[4], Les "livres" d'Egibi retracent les transactions bancaires depuis une période indéterminée de l'antiquité jusqu'à 400 av. J.C. environ. Il apparaît que leurs affaires bancaires étaient légales et qu'elles étaient probablement très profitables. C'était avant l'ère des syndicats de la spéculation financière et des fusions industrielles. Pour les curieux, le Metropolitan Museum of Art [à New York] présente un échantillon de la comptabilité babylonienne, vieux de plus de 2500 ans. Il s'agit d'une tablette gravée concernant une reconnaissance de dette, d'une mine et de six shekels un tiers, de Shalu au profit de Belahirba, établie dans la ville de Himeri, le 25ème jour du mois de Shabatu, dans la douzième année de Shamash-shum-ukin. La collection contient aussi d'autres tablettes.

En Babylonie et en Assyrie, les archives commerciales les plus importantes étaient protégées par des enveloppes en terre-cuite. Une fois passée à la cuisson, l'archive qu'il était particulièrement souhaitable de préserver était entourée d'un enduit d'argile tendre, sur lequel était gravé une copie ou un résumé de l'archive qui se trouvait à l'intérieur, et celle-ci passait à son tour à la cuisson. En cas de contestation ou de controverse, l'enveloppe extérieure était émiettée et l'archive qui en sortait était lue devant une cour de justice. Cette conception était loin d'être mauvaise. C'était un système rudimentaire de comptabilité, mais il a permis à un peuple travailleur et entreprenant de garder les comptes de ses transactions commerciales les plus importantes à travers de nombreux siècles, et cet objectif a été parfaitement rempli.

La comptabilité au Japon et en Chine

En Extrême-Orient, on a pratiqué l'archivage de la comptabilité depuis les temps les plus reculés, vers lesquels la tradition se tourne sans fin. En Chine et au Japon, le boulier y est employé depuis une antiquité indéterminée. Des archives écrites y ont aussi été employées depuis une période antérieure à l'Histoire. C'est sans aucun doute de là que sont originaires les "obligations" ingénieuses et infaillibles, dont la rédaction était partagée entre les deux parties intéressées, l'ensemble étant seulement enregistré après que les deux parties avaient été mises en contact le long de la ligne commune de division. Nous avons ici la forme originale, avec le boulier, du système de la blanchisserie chinoise avec ses reçus déchirés. En Asie Occidentale, le boulier avec ses fils tendus et ses boules coulissantes a été remplacé par des tapis de sable et des collections de galets ou de jetons placés le long de lignes tracées dans le sable avec les doigts.

L'Egypte, le pays des papyrus, a engendré une nation de scribes. Tout était enregistré, y compris les descriptions monumentales des archivistes. Leurs registres comptables étaient des rouleaux de papyrus, sur lesquels ils écrivaient à l'encre avec des stylos faits de roseaux du Nil. Alors que leurs papyrus étaient périssables, peu de choses restent de leurs comptes commerciaux, mais dans les histoires imagées des pharaons nous voyons beaucoup de personnages représentant des comptables et des archivistes enregistrant tout ce qui était fait, en particulier dans des domaines dépendant des recettes et des dépenses des trésoreries royales.

De l'activité comptable à Tyr et à Sidon, nous n'avons aucune connaissance. Leur commerce était d'envergure et source de profits, mais, comme ils étaient un peuple lettré et qu'ils inventèrent l'alphabet, on peut supposer qu'ils avaient des archives écrites qui ont péri par la suite. Ils étaient des émules de la connaissance et des techniques actuarielles des Egyptiens, avec lesquels ils faisaient des affaires importantes.

En Amérique Centrale et en Amérique du Sud

Les aborigènes du Mexique et du Pérou tenaient des comptes au moyen de cordons ou de fils entortillés de différentes couleurs avec une frange de ficelles à nœuds. Les nœuds de ces ficelles dépendantes représentaient les nombres et pouvaient être ainsi combinés pour désigner tout montant désiré, tandis que les fils de couleur des cordons représentaient des objets tangibles ou, parfois, des idées abstraites.

Ce que l'on désigne maintenant comme comptabilité, en tant que forme distincte du simple mémo d'entrée appartenant à l'ancienne notation, a été décrite par Lucas Pacioli en 1494, dans le tout premier livre imprimé sur l'arithmétique et l'algèbre. Le système actuel de comptabilité et de tenue des livres de compte est une évolution, qui a commencé en Italie sous l'influence de Simon Stevinus, qui fut poursuivie dans la comptabilité nationale de la Hollande et de la France, et qui a atteint son plein épanouissement et sa quintessence, à nouveau en Italie, dans la logismographie de Cerboni.

J.C.B.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

Notes du Traducteur :
_________________________

[1] Comme chacun sait, l'Histoire a débuté, il y a six mille ans… Au commencement !

[2] La population de Londres en 1905 était d'environ 4,5 millions d'habitants.

[3] Il semble que Jacob Egibi soit de première importance dans le système bancaire babylonien.
--> Voir : Egibi & Co., les plus vieux banquiers du monde, New York Times du 30 novembre 1879.

[4] Une pièce à Nippur, fouillée par l'expédition de l'Université de Pennsylvanie, contenait 780 tablettes enregistrant les transactions de Marashu & fils qui s'épanouirent à l'époque d'Atarxerxes I (464-424 av. J.C.) et de Darius II (423-405), dont les règnent sont datés dans les documents. D'autres tablettes indiquent l'existence d'autres firmes commerciales d'importance similaire remontant jusqu'à 2700 av. J.C. Les documents de cette famille juive d'entrepreneurs du 5ème siècle av. J.C. devinrent connus sous le nom de Documents Marashu, qui enregistraient leurs transactions commerciales et immobilières. Elles contenaient des contrats commerciaux, des baux fonciers et des reçus.

Les provinces de ce vaste empire étaient administrées par des satrapes ou des gouverneurs, dont l'une des principales fonctions consistait à recevoir le tribut en espèces ou en nature. Un superintendant en charge des revenus leur était attaché, avec de nombreux fonctionnaires sous ses ordres. Les affaires de l'administration centrale et des provinces étaient prises en charge par les scribes, qui semblent, à ce jour, avoir combiné les fonctions d'avocat, de juristes et de comptables. Un registre soigneusement préparé servait d'archive pour les titres de propriété et aussi comme base pour l'imposition des taxes. Le système d'entrepôt pour recevoir les versements des impôts en nature semble avoir été similaire à celui de l'Egypte.