Perdus en pleine tempête, au Moyen-Orient Par Simon Tisdall
The Guardian , vendredi 24 février 2006
Les attaques sectaires revanchardes et l'élargissement des divisions, après l'attentat à la bombe de la mosquée de Samarra, ont accru les craintes d'une descente irréversible vers une guerre civile totale en Irak. Mais on ne voit pas bien ce que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, manquant d'idées nouvelles et affrontant une parfaite tempête de troubles dans tout le Moyen-Orient, peuvent faire pour l'enrayer.
Parmi les nombreux développements de mauvaise augure d'hier, on retiendra les accusations à l'encontre du dirigeant chiite, le Grand Ayatollah Ali al-Sistani, d'être un faiseur de troubles. Un porte-parole de l'Association des Ecclésiastiques Musulmans, l'organisme religieux sunnite le plus influent du pays, a déclaré qu'elle tenait "certaines autorités religieuses chiites" pour responsables des attaques continuelles contre les civils, les ecclésiastiques et les mosquées sunnites.
Pour un Européen, ce serait comme si le Pape attaquait l'Archevêque de Canterbury après la destruction de l'église Saint-Pierre du Vatican par une bombe. Coïncidant avec la rupture des pourparlers en vue de la formation d'un gouvernement de coalition "d'unité nationale", cela a marqué un nouveau plus bas dans les efforts de recoller les deux communautés.
Les offres américaine et britannique d'aider à reconstruire le lieu saint de Samarra semblent n'avoir réussi qu'à rendre les Chiites furieux, montrant à quel point l'incapacité occidentale à diriger les événements sur une terre apparemment échappant inéluctablement à leur contrôle — et à tout contrôle. La plupart des Irakiens disent qu'ils veulent que les troupes étrangères quittent le pays. Mais, d'une façon perverse, les Chiites ont fait porté le chapeau hier aux Etats-Unis pour n'avoir pas protégé Samarra. Les Sunnites accusent les alliés de fermer les yeux sur les escadrons de la mort des milices. Toutes les parties critiquent les efforts occidentaux de reconstruction.
Des soldats britanniques rentrant d'Irak, et peignant un tableau où le moral est au plus bas, l'insécurité chronique et les unités militaires irakiennes peu fiables, se plaignent de ce que la coalition échoue à réaliser quoi que ce soit de substantiel. Dans la plupart des villes et une grande partie de la campagne, disent-ils, il n'y a que l'illusion d'un contrôle. La décision récente prise par les autorités locales dans le sud, de geler la coopération avec les forces britanniques reflète ce sens croissant d'isolement mutuel.
Les frustrations officielles commencent à se faire sentir. Cette semaine, Zalmay Khalilzad, l'ambassadeur des Etats-Unis à Bagdad, est tombé sous le feu des critiques pour avoir menacé de couper le financement américain. En parlant de protéger "l'investissement" financier de Washington, M. Khalilzad a rappelé l'humiliation de la servilité nationale continuelle. Les conseils gratuits de Jack Straw, le ministre britannique des Affaires Etrangères, sur la construction d'une coalition non-sectaire ont visiblement irrité le Premier ministre irakien, Ibrahim al-Jaafari, qui a déclaré ne pas avoir besoin de son avis.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne louent les élections irakiennes comme étant la preuve d'un progrès. Mais la démocratie n'a pas encore apporté d'améliorations tangibles dans les vies appauvries de nombreux Irakiens. Comme beaucoup en Grande-Bretagne, les Américains sont de plus en plus sceptiques vis-à-vis du jugement et des déclarations de leur propre gouvernement sur cette question.
L'insistance répétée avec laquelle le Président George Bush a dit que l 'Amérique ne "laisserait pas tomber" n'a pas masqué le manque d'assurance à Washington sur la question de savoir où mène la politique des Etats-Unis. Sous la pression des sondages qui s'effondrent, et avec les élections [de mi-mandat] qui arrivent, M. Bush a constamment réduit les ambitions américaines en Irak, de même que le niveau futur des troupes. On parle moins à présent de victoire et plus de sortie "honorable". Les théoriciens néoconservateurs qui se trouvaient derrière l'intervention en Irak et le mouvement de démocratisation du Moyen-Orient ont pris leur retraite intellectuelle ou — à l'instar de Paul Wolfowitz et de John Bolton — ont été changés de postes.
L'auteur Francis Fukuyama a porté un coup de grâce verbal cette semaine, rejetant les méthodes des néocons et affirmant que les Etats-Unis "ne savaient pas ce qu'ils faisaient en essayant de démocratiser l'Irak". Peter Galbraith, l'ancien envoyé des Etats-Unis à écrit dans la New York Review of Books : "Une grande partie du fiasco irakien peut être directement attribuée aux points faibles de Bush en tant que leader … Il a mené sa politique irakienne avec une arrogance qui n'était pas à la hauteur de sa volonté politique".
La politique de Washington qui piétine en Israël-Palestine, en Syrie et en Egypte alimente aussi une tempête régionale de son propre fait. Selon M. Galbraith, le principal bénéficiaire est un Iran enhardi qui pourrait finir par poser un danger encore plus grand aux intérêts américains que la guerre civile en Irak. "Nous avons envahi l'Irak pour nous protéger contre des ADM qui n'existaient pas et pour promouvoir la démocratie. La démocratie en Irak a propulsé au pouvoir les alliés de l'Iran qui sont en position d'allumer un soulèvement contre les troupes américaines, qui feraient passer pour insignifiants les problèmes actuels de l'insurrection sunnite.
"En fait, l'Iran retient les Etats-Unis en otage en Irak et en conséquence nous n'avons pas de bonnes options, qu'elles soient militaires ou non-militaires, pour nous occuper des centrales nucléaires iraniennes. Au contraire de la crise des otages de 1979 [1], nous sommes infligés cela à nous même". Bref, il se pourrait qu'il n'y ait bientôt plus rien à faire pour aider l'Irak. Les troupes américaines et britanniques y sont déjà enlisées, sans moyen évident pour reculer, avancer ou sortir.
Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon
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[1] voir : "Dix-neuf ans de crise", 19 juin 1998, l'Humanité.