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Comment fonctionnent les Etats-Unis ou la solitude du gendarme mondial

Par Zlavoj Zizek
In The Times, le 17 décembre 2014

article original : How the United States Rolls - It's lonely being the global policeman.

On peut tirer un parallèle inattendu entre la situation actuelle et celle qui précéda
le déclenchement de la Première Guerre mondiale : au cours des derniers mois,
les médias n'ont fait que nous ressasser d'une menace de Troisième Guerre mondiale.



Vers la fin du mois de septembre, après avoir déclaré la guerre à l'EIIL [L'Etat Islamique], le Président Obama a accordé une interview à « 60 minutes », dans laquelle il a essayé de nous expliquer les règles de l'engagement américain : « Lorsque des problèmes surviennent n'importe où dans le monde, ils n'appellent pas Pékin, ils n'appellent pas Moscou. Ils nous appellent. [.] C'est toujours comme ça. L'Amérique est aux commandes. Nous sommes la nation indispensable ».

Cela est également valable pour les désastres écologiques et humanitaires : « Lorsqu'il y a un typhon aux Philippines, voyez qui aide les Philippines à faire face à la situation. Lorsqu'il y a un tremblement de terre en Haïti, voyez qui prend les commandes et s'assure que Haïti peut se reconstruire. Voilà comment nous fonctionnons. Et c'est ce que fait cette Amérique ».

Toutefois, en octobre dernier, Obama en a appelé lui-même à Téhéran, en envoyant une lettre secrète à l'Ayatollah Ali Khamenei, dans laquelle il suggérait un rapprochement plus large entre leurs deux pays, fondé sur leur intérêt commun à combattre les groupes armés islamiques.

Lorsque la nouvelle de cette lettre est arrivée jusqu'au public, les Républicains, aux Etats-Unis, l'ont dénoncée en disant qu'elle témoignait d'une faiblesse qui ne peut que renforcer la vision arrogante qu'a l'Iran des Etats-Unis, en tant que superpuissance en déclin. Voilà comment fonctionnent les Etats-Unis : en agissant seuls dans un monde multipolaire, ils gagnent de plus en plus de guerres et perdent la paix, en faisant le sale boulot pour les autres - pour la Chine et la Russie, qui ont chacune leurs propres problèmes avec les Islamistes, et même pour l'Iran - et le résultat final de l'invasion américaine de l'Irak fut de livrer le pays au contrôle politique de l'Iran. (Les Etats-Unis se sont retrouvés piégés dans une situation similaire en Afghanistan lorsque l'aide qu'ils ont apportée aux combattants en lutte contre l'occupation soviétique donna naissance au Taliban.)

La source ultime des ces problèmes est le rôle des Etats-Unis qui a changé dans l'économie mondiale. Un cycle économique touche à sa fin, un cycle qui a commencé au début des années 1970 avec la naissance de ce que Yanis Varoufakis appelle Le Minotaure planétaire[1], la machine monstrueuse qui a fait tourner l'économie mondiale du début des années 1980 jusqu'en 2008. La fin des années 1960 et le début des années 1970 ne se sont pas limitées aux crises pétrolières et à la stagflation. La décision de Nixon d'abandonner l'étalon-or pour le dollar américain [ce que l'on appelait alors « l'étalon de change-or » - NdT) fut le signe d'un changement beaucoup plus radical dans le fonctionnement fondamental du système capitaliste. A partir de la fin des années 1960, l'économie américaine n'était plus capable de continuer à recycler ses excédents vers l'Europe et l'Asie. Les excédents s'étaient transformés en déficits. En 1971, le gouvernement américain répondit à ce déclin par une manouvre stratégique audacieuse : au lieu de s'attaquer aux déficits croissants de la nation, il a décidé de faire le contraire, encourager les déficits. Et qui payerait l'addition ? Le reste du monde ! Comment ?

Au moyen d'un transfert permanent de capitaux qui se précipitaient sans cesse de l'autre côté des deux grands océans pour financer les déficits des Etats-Unis d'Amérique, qui devaient engloutir un demi-milliard de dollars par jour pour payer pour leur consommation, et les USA étaient, à proprement parler, le consommateur universel keynésien qui maintient en marche l'économie mondiale. Cet afflux de capitaux repose sur un mécanisme économique complexe : on « peut faire confiance » aux Etats-Unis en tant que centre d'affaires sûr et stable, afin que tous les autres, des pays arabes producteurs de pétrole à l'Europe de l'Ouest et au Japon, et désormais, même la Chine, investissent leurs profits excédentaires aux Etats-Unis. Etant donné que cette « confiance » est essentiellement idéologique et militaire, et non économique, le problème pour les USA est comment justifier leur rôle impérial - ils ont besoin d'un état de guerre permanent, se proposant d'être les protecteurs universels de tous les autres Etats « normaux » - en opposition aux « Etats voyous ».

Cependant, avant même de s'être établi entièrement, ce système mondial fondé sur la domination du dollar américain en tant que devise universelle s'effondre et est remplacé par. quoi au juste ? Voilà ce qui se cache derrière les tensions actuelles. Le « siècle américain » est terminé et nous assistons à la formation progressive de multiples centres du capitalisme mondial : les Etats-Unis, l'Europe, la Chine, peut-être l'Amérique Latine, chacun d'entre eux représentant le capitalisme avec un aménagement spécifique : les Etats-Unis pour le capitalisme néolibéral ; l'Europe pour ce qu'il reste de l'Etat providence ; la Chine pour le capitalisme autoritaire ; l'Amérique latine pour le capitalisme populiste. Les anciennes et les nouvelles superpuissances se testent les unes les autres, essayant d'imposer leur propre version des règles mondiales, en les expérimentant à travers des mandataires qui sont évidemment d'autres pays et Etats plus petits.

La situation actuelle porte ainsi une ressemblance troublante avec la situation du début des années 1900, lorsque l'hégémonie de l'Empire britannique était remise en question par les nouvelles puissances montantes, en particulier l'Allemagne, qui voulait sa part du gâteau colonial. Les Balkans constituaient l'un des sites de leur confrontation. Aujourd'hui, le rôle de l'Empire britannique est joué par les Etats-Unis. Les nouvelles puissances montantes sont la Russie et la Chine, et le rôle des Balkans est à présent tenu par le Moyen-Orient. C'est toujours la même bataille bien connue pour l'influence géopolitique. Les Etats-Unis ne sont pas seuls dans ces manifestations impériales : Moscou entend les appels depuis la Géorgie, depuis l'Ukraine (peut-être la Russie va-t-elle commencer à entendre des voix s'élever depuis les Etats baltes. ?)

Il y a également un autre parallèle inattendu entre la situation actuelle et celle qui précéda le déclenchement de la Première Guerre mondiale : au cours des derniers mois, les médias n'ont fait que nous ressasser d'une menace de Troisième Guerre mondial. Ainsi, abondent les gros titres du genre « La super arme des forces aériennes russes : attention à l'avion de combat furtif PAK-FA » ou « La Russie est prête à déclencher la guerre, elle a toutes les chances de remporter la confrontation nucléaire qui s'approche avec les Etats-Unis ». Au moins une fois par semaine, Poutine fait une déclaration qui est vue comme une provocation par l'Ouest, et un éminent chef d'Etat occidental ou une personnalité de l'OTAN met en garde contre les ambitions impérialistes russes. La Russie exprime son inquiétude d'être endiguée par l'OTAN, tandis que les voisins de la Russie craignent une invasion russe. Et ainsi de suite. Le ton très alarmiste de ces mises en garde semble faire monter la tension - exactement comme dans les décennies qui ont précédé 1914. Et dans les deux cas, le même mécanisme superstitieux est à l'œuvre, comme si le fait d'en parler empêchait que cela se produise. Nous connaissons les risques, mais nous ne pensons pas que cela puisse réellement arriver - et c'est pourquoi ça peut arriver. Certes, même si ne croyons pas vraiment que cela puisse arriver, nous nous y préparons tous - et ces préparations de fait, largement ignorées par les grands médias, sont surtout rapportées par les médias marginaux. Voici ce que l'on peut lire sur le blog du Centre de Recherche sur la Mondialisation :

Les États-Unis sont sur le pied de guerre. Si un scénario de Troisième Guerre mondiale fait partie des plans du Pentagone depuis plus de dix ans, une action militaire contre la Russie est désormais envisagée au « niveau opérationnel ». De même, le Sénat et la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi légitimant une guerre contre la Russie.

Il ne s'agit pas d'une « guerre froide ». Aucune des garanties de la guerre froide n'est en vigueur.

Il y a eu une rupture dans la diplomatie Est-Ouest, accompagnée d'une abondante propagande de guerre. Les Nations Unies ont pour leur part fermé les yeux sur de nombreux crimes de guerre commis par l'alliance militaire occidentale.

L'adoption d'un important projet de loi par la Chambre des représentants des États-Unis le 4 décembre (H. Res. 758) donnerait de facto (si elle est adoptée au Sénat) le feu vert au président et commandant en chef étasunien de lancer - sans approbation du Congrès - un processus de confrontation militaire avec la Russie.

La sécurité mondiale est en jeu. Ce vote historique, pouvant potentiellement affecter la vie de centaines de millions de personnes dans le monde, n'a reçu pratiquement aucune couverture médiatique. Il règne un silence médiatique total.

Le monde est à un carrefour dangereux. Moscou a réagi aux menaces des États-Unis et de l'OTAN. Ses frontières sont menacées.

Le 3 décembre, le ministère de la Défense de la Fédération de Russie a annoncé l'inauguration d'une nouvelle entité militaro-politique qui prendrait le relais en cas de guerre.

La Russie lance un nouveau centre de défense nationale, destiné à surveiller les menaces à la sécurité nationale en temps de paix, mais qui prendrait le contrôle de l'ensemble du pays en cas de guerre. (RT, le 3 décembre, 2014)

Pour compliquer encore un peu plus les choses, les nouvelles et les anciennes superpuissances en concurrence sont rejointes par un troisième facteur : les mouvements fondamentalistes radicalisés dans le Tiers Monde, qui s'opposent à toutes les superpuissances mais qui sont prêts à passer des pactes stratégiques avec quelques-unes d'entre elles. Il ne faut pas s'étonner que notre situation difficile devient de plus en plus obscure. Qui est qui dans les conflits en cours ? Comment choisir entre Assad et Daech en Syrie ? Entre Daech et l'Iran ? Une telle obscurité - sans parler de l'essor des drones et d'autres armes qui promettent une guerre propre de haute technologie sans victimes (dans notre camp) - encourage les dépenses militaires et rend la perspective d'une guerre plus séduisante.

Si l'axiome de base sous-jacent de la Guerre Froide était l'axiome DMG (Destruction Mutuelle Garantie - MAD, en anglais], l'axiome d'aujourd'hui de la guerre contre le terrorisme semble être inverse, celui de SCUN (Sélection de Cibles pour l'Utilisation Nucléaire - NUTS, en anglais), c.-à-d. l'idée selon laquelle, au moyen de frappes chirurgicales, on peut détruire les capacités nucléaires de l'ennemi tandis que notre bouclier anti-missiles nous protège d'une contre-attaque. Pour être plus précis, les Etats-Unis agissent comme s'ils continuent de faire confiance en la logique MAD dans leurs relations avec la Russie et la Chine, tandis qu'ils sont tentés d'utiliser la logique NUTS avec l'Iran et la Corée du Nord. Le mécanisme paradoxal de MAD inverse la logique de la « prophétie qui s'accomplit d'elle-même » en une « intention qui s'abrutit elle-même » : le fait même que chaque camp peut être certain qu' au cas où il décide de lancer une attaque nucléaire contre l'autre camp celui-ci répondra avec une force de destruction totale, garantit qu'aucun camp ne commencera la guerre. La logique de NUTS est, au contraire, que l'ennemi peut être obligé de désarmer s'il est assuré qu'on peut le frapper sans risque d'une contre-attaque. Le fait même que des stratégies directement contradictoires soient mobilisées simultanément par la même superpuissance témoigne du caractère fantasmagorique de tout ce raisonnement.

Comment arrêter notre descente dans ce tourbillon ? La première étape consiste à laisser derrière nous tout ce discours pseudo rationnel à propos des « risques stratégiques » que l'on nous demande d'assumer. Nous devons également nous débarrasser de la notion de période historique en tant que processus linéaire d'évolution, dans lequel, à chaque instant, nous devons choisir entre différentes lignes de conduite. La question ne se limite pas à éviter les risques et à faire les bons choix selon la situation mondiale, la véritable menace réside dans la situation dans son entièreté, dans notre « destin ». Si nous continuons à « fonctionner » comme nous le faisons maintenant, nous sommes condamnés, peu importe les précautions que nous pourrions prendre. Nous devons accepter cette menace comme relevant de notre destin. La solution n'est donc pas d'être très prudent et d'éviter les actions risquées - en agissant ainsi, nous participons pleinement à la logique qui conduit à la catastrophe. La solution est de devenir pleinement conscient de l'ensemble explosif des interconnections qui rendent toute cette situation dangereuse. Une fois que nous aurons fait cela, nous devrions nous embarquer dans le long et difficile travail consistant à changer les coordonnées de toute cette situation. Rien d'autre ne le fera.

Dans un mystérieux signe précurseur au « voilà comment nous fonctionnons » du Président Obama, lorsque les passagers du vol United Airlines 93 attaquèrent les pirates de l'air, le 11/9, les derniers mots audibles de Todd Beamer, l'un d'entre eux, furent : « Êtes-vous prêts les gars ? Allons-y ! ». Voilà comment nous fonctionnons tous, pourrait-on dire - et faites non seulement tomber un avion, mais toute notre planète.

Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste slovène, est chercheur à l'Institut des études avancées en lettres classiques, à Essen, en Allemagne. Il a également été un professeur invité dans plus de 10 universités dans le monde entier. Zizek est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Vivre la fin des temps, Après la tragédie, la farce, Fragile absolu et Vous avez dit totalitarisme ? Il vit à Londres.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
Notes: ________________

[1] sortie en avant-première en décembre en versions numériques (kindle et kobo) et en version papier (PoD) sur amazon


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