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L'urgente nécessité d'une victoire de Syriza en Grèce

Par Zlavoj Zizek
In The Times, le 23 janvier 2015

article original : The Urgent Necessity of a Syriza Victory in Greece

Seule une rupture de la Grèce avec l'Union Européenne peut sauver ce qui vaut la peine
d'être sauvé : la démocratie, la confiance en les gens et la solidarité égalitaire.




(Die Linke/Flickr)

Ceux qui critiquent notre démocratie institutionnelle se plaignent souvent que les élections, en règle générale, n'offrent pas de véritable choix. Nous devons le plus souvent choisir entre un parti de centre-droit et un parti de centre-gauche dont les programmes sont pratiquement impossibles à distinguer. Dimanche prochain, le 25 janvier, ce ne sera pas le cas - comme lors du 17 juin 2012, les électeurs grecs seront face à un véritable choix : l'ordre établi d'un côté et Syriza, la coalition de la gauche radicale, de l'autre.

Et comme c'est souvent le cas, de tels moments de choix véritable sèment la panique dans la classe dirigeante. Les élites nous dépeignent une image de chaos social, de pauvreté et de violence si jamais le mauvais choix l'emporte. La simple possibilité d'une victoire de Syriza a provoqué une vague de crainte sur les marchés dans le monde entier, et, comme c'est habituel en de telles occasions, la prosopopée idéologique est à son comble : les marchés ont commencé à « s'exprimer », comme s'il s'agissait de personnes vivantes, disant leur « inquiétude » sur ce qui arriverait si les élections ne produisent pas un gouvernement disposant d'un mandat pour poursuivre le programme d'austérité budgétaire.

Un idéal émerge petit à petit de la réaction de cette classe dirigeante européenne à la menace d'une victoire de Syriza en Grèce. Le titre du commentaire de Gideon Rachman publié dans le Financial Times résume parfaitement cet idéal : « le maillon faible de la zone euro est les électeurs » (Eurozone weakest link is the voters).

Dans le monde idéal des classes dirigeantes, l'Europe se débarrasse du « maillon faible » et les experts prennent le pouvoir pour imposer directement les mesures économiques nécessaires ; si des élections doivent avoir lieu, leur fonction se résume à confirmer le consensus des experts.

Selon ce point vue, les élections grecques ne peuvent apparaître que comme un cauchemar. Alors, comment éviter cette catastrophe ? La façon évidente serait de retourner la peur - que les électeurs grecs soient morts de trouille avec ce message : « Vous pensez que vous souffrez ? Vous n'avez encore rien vu - attendez la victoire de Syriza et vous vous languirez du bonheur de ces dernières années ! »

L'alternative est soit que Syriza sorte (ou soit chassée) du projet européen, avec des conséquences imprévisibles, soit un « compromis difficile » où les deux camps modèrent leurs exigences. Ce qui soulève une autre peur : non pas la peur d'une attitude irrationnelle de Syriza après leur victoire, mais, au contraire, la peur que Syriza accepte un difficile compromis rationnel qui déçoive les électeurs, si bien que le mécontentement se poursuit, mais cette fois-ci sans être régulé ou modéré par Syriza. De quel espace de manouvre disposera le futur gouvernement probablement dirigé par Syriza ? Pour paraphraser le Président Bush, on ne devrait jamais mal sous-estimer le pouvoir destructeur du capital international, en particulier lorsqu'il est combiné au sabotage par une bureaucratie étatique grecque corrompue et clientéliste.

Dans de telles conditions, un nouveau gouvernement peut-il effectivement imposer des changements radicaux ? Le piège qui rôde ici est clairement perceptible dans le livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. Pour Piketty, le capitalisme doit être accepté comme le seul jeu qui ait cours, et donc, la seule alternative possible est de permettre à la machine capitaliste de faire son ouvre dans sa propre sphère, et d'imposer une justice égalitaire au plan politique, par un pouvoir démocratique qui régule le système économique et met en ouvre la redistribution.

Une telle solution est utopique au sens strict. Piketty est parfaitement conscient que le modèle qu'il propose ne pourrait fonctionner que s'il était appliqué au niveau mondial, au-delà du cadre des Etats-nations (sinon le capital s'enfuirait vers les Etats où les taxes sont les plus faibles) ; une telle mesure planétaire nécessite une puissance mondiale déjà existante disposant de la force et de l'autorité pour la faire appliquer. Toutefois, une telle puissance mondiale est inimaginable dans le cadre du capitalisme mondial d'aujourd'hui et des mécanismes politiques qu'il implique. En bref, si une telle puissance existait, le problème de base aurait déjà été résolu. De plus, quelles mesures supplémentaires l'imposition au plan mondial de taxes élevées, telle que proposée par Piketty, nécessiterait-elle ? Bien sûr, la seule façon de sortir de ce cercle vicieux est de couper tout simplement le noud gordien et d'agir. Il n'y a jamais de conditions parfaites pour agir - par définition toutes les actions arrivent trop tôt. Mais il faut bien commencer quelque part, avec une intervention particulière ; il faut juste garder à l'esprit les complications supplémentaires qu'une telle action entraînera.

La dette est un instrument pour contrôler et réguler le débiteur et, en tant que telle, elle s'efforce de se reproduire à l'infini

Et que faire de l'énorme dette ? La politique européenne vis-à-vis des pays lourdement endetté comme la Grèce consiste à « étendre et prétendre » (étendre la période de remboursement, mais prétendre que toutes les dettes finiront par être remboursées). Alors pourquoi la fiction du remboursement est-elle si têtue ? Ce n'est pas seulement parce que cette fiction rend l'extension de la dette plus acceptable pour les électeurs allemands ; ce n'est pas non plus seulement parce que l'annulation de la dette grecque pourrait déclencher pareille demande de la part du Portugal, de l'Irlande ou de l'Espagne. C'est parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas réellement que la dette soit entièrement remboursée.

Les pourvoyeurs et les gardiens des dettes accusent les pays endettés de ne pas se sentir suffisamment coupables - on les accuse de se sentir innocents. La pression exercée sur ces derniers colle parfaitement à ce que les psychanalystes appellent le sur-moi. Le paradoxe du sur-moi est que, ainsi que Freud l'avait clairement vu, plus nous obéissons à ses exigences, plus nous nous sentons coupables.

Imaginez un professeur vicieux qui donne à ses élèves des tâches impossibles, et qui raille ensuite de façon sadique leur angoisse et leur panique. Le véritable objectif en prêtant de l'argent à un débiteur n'est pas d'obtenir le remboursement de la dette en réalisant un profit, mais la continuation infinie de la dette qui maintient le débiteur dans une dépendance et une subordination permanentes.

Prenez l'exemple de l'Argentine. Il y a environ une dizaine d'années, ce pays décida de rembourser sa dette au FMI de façon anticipée (avec l'aide financière du Venezuela). La réaction du FMI fut surprenante : au lieu de se réjouir de récupérer son argent, le FMI (ou plutôt ses représentants) exprima son inquiétude que l'Argentine utilisera sa nouvelle liberté et sa nouvelle indépendance financière vis-à-vis des institutions internationales pour abandonner sa politique financière rigoureuse et s'engager dans des dépenses inconsidérées.

La dette est un instrument pour contrôler et réguler le débiteur et, en tant que telle, elle s'efforce de se reproduire à l'infini.

Par conséquent, la seule vraie solution est claire : puisque tout le monde sait que la Grèce ne remboursera jamais sa dette, il faut avoir le courage de l'annuler. Cela peut être fait à un coût économique tolérable, juste avec de la volonté politique. De telles actions sont notre seul espoir de rompre le cercle vicieux de la froide technocratie bruxelloise néolibérale et des fausses passions anti-immigrés. Si nous n'agissons pas, d'autres, d'Aube Dorée à UKIP, le feront.

Dans ses Notes Towards a Definition of Culture [Remarques en vue d'une définition de la culture], le grand conservateur T.S. Eliot remarquait qu'il y a des moments où le seul choix possible est celui entre l'hérésie et la non-croyance, c.-à-d. lorsque le seul moyen de maintenir une religion en vie consiste à opérer une séparation sectaire de son corps principal. C'est notre position aujourd'hui en ce qui concerne l'Europe ; seule une nouvelle « hérésie » (représentée à ce moment par Syriza), une rupture de la Grèce avec l'Union Européenne, peut sauver ce qui vaut la peine d'être sauvé dans l'héritage européen : la démocratie, la confiance en les gens, la solidarité égalitaire.

 

 

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

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