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La guerre de la Turquie contre les Kurdes

Par Vijay Prashad
The Hindu, le 8 janvier 2016

article original : "Turkey's war on the Kurds"

La perte de foi dans l'engagement de la Turquie envers ses minorités
et la démocratie multipartite a conduit des personnes influentes
à reconsidérer l'autonomie des territoires kurdes



"Une grande partie de l'explication de l'assaut contre les Kurdes est à rechercher
dans la politique défaillante de la Turquie en Syrie." Cette photo montre des heurts
entre Kurdes et la police turque lors d'une manifestation, à Diyarbakir, contre
le couvre-feu imposé dans les villes kurdes. (Photo: AFP)

Une guerre des mots a éclaté entre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et le leader du Parti Démocratique du Peuple (HDP), de gauche, Selahattin Demirtas. M. Demirtas, qui est kurde, dirige un parti qui unit les forces nationalistes kurdes et des groupes de gauche en Turquie. Jusqu'à récemment, lui-même et le HDP ont appelé à plus de droits pour la population kurde au sein de la Turquie, plutôt qu'à la création d'un Etat kurde en dehors de la Turquie. Les Kurdes en Turquie sont éparpillés dans le pays, dont Istanbul connaît la plus grande concentration (un million de Kurdes). Néanmoins, la majorité de la population kurde vit dans le sud-est du pays, qui a été l'épicentre des demandes d'autodétermination. Fin décembre, M. Demirtas a soutenu une résolution votée par le Congrès de la société démocratique kurde (DTK), qui réitérait une ancienne demande pour la création d'une « région autonome » kurde et des « institutions pour un gouvernement autonome ». M. Erdogan a qualifié de « trahison » l'action de M. Demirtas.

C'est un immense désespoir qui a poussé M. Demirtas, dont le comportement politique est calme et prudent, à adopter cette position. Sous le regard des médias internationaux, le gouvernement turc a engagé une violente guerre contre le peuple kurde. Depuis l'été dernier, la Turquie a débuté une politique de couvre-feux militaires et de mesures sévères contre les villes kurdes du sud-est de la Turquie. Des chars d'assaut turcs ont pilonné Cizre, près de la frontière syrienne, et les opérations militaires à Diyarbakir et Silopi s'intensifient chaque jour. Cette région, disent les journalistes, ressemble à une zone de guerre. M. Erdogan parle de cette violence comme d'un « combat contre les organisations séparatistes terroristes ». Le maire de Diyarbakir a déclaré : « Des chars d'assaut et des armes lourdes, qu'on utilise seulement dans les guerres conventionnelles, sont utilisés par les forces armées turques dans des zones où vivent des centaines de milliers de civils ». Mme Kisanak, ancienne détenue politique et femme politique très populaire, s'est courageusement élevée, en tant que députée, contre le meurtre de 34 civils kurdes perpétré par l'aviation turque lors du massacre de Roboski de 2011. Elle ne mâche pas ses mots, mais elle n'exagère pas non plus.


Pourparlers de paix

Depuis 2013, la principale branche militaire de la résistance kurde — le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) — a mené des pourparlers avec l'Etat turc en vue d'un accord de paix intégral. Le leader du PKK, Abdulhah Öcalan, est détenu dans la prison d'Imrali depuis 1999. Le dialogue entre l'Etat et le PKK a été appelé le processus d'Imrali, du nom de cette île où se trouve la prison d'Öcalan. Des négociations basées sur l'accord en 10 points de Dolmabahçe étaient en cours jusqu'à l'été dernier, lorsque M. Erdogan a repris son discours belliqueux. Il a rejeté les négociations entre le gouvernement et le PKK — qu'il a qualifié d'« organisation terroriste » —, en disant qu'elles étaient invraisemblables. Il a lié le HDP au PKK. Le HDP a répondu qu'il n'avait aucun lien « organique » avec le PKK, même si de nombreux anciens guérilleros sont sortis de la clandestinité pour rejoindre le HDP. Le Président a rejeté la revendication du HDP lors de son discours de Ramzan, prononcé dans une mosquée d'une banlieue d'Istanbul, le district d'Atasehir. Il a dit que le HDP et le PKK ont un « lien organique ». Il voulait la guerre non seulement contre le PKK, une force armée, mais également contre le HDP, un parti parlementaire respecté. Les deux devaient être frappés. Pourquoi M. Erdogan était-il si désireux d'entrer en guerre contre le HDP et le PKK ? Il y a deux raisons à cela : la première, les succès politiques du HDP avaient empêché ses ambitions politiques ; et la seconde, l'aide apportée par le PKK aux Kurdes syriens avait soulevé une fois encore le spectre d'un Etat ou d'une autonomie kurde.

L'ascension du HDP en Turquie contrariait les ambitions personnelles de M. Erdogan, visant à transformer le processus politique turc, le faisant passer d'un pouvoir parlementaire à un pouvoir présidentiel. Les victoires du HDP lors des deux élections législatives de 2015 ont empêché le Parti de la justice et du développement (AKP) d'obtenir la majorité absolue au Parlement [lors de l'élection de juin 2015, et une majorité insuffisante pour changer la Constitution, lors de l'élection de novembre dernier], ce qui lui aurait donné le pouvoir de changer le système. La guerre que livre M. Erdogan contre le HDP et les médias [turcs] est née de cette frustration politique. Sa tentative de lier le HDP au PKK était destinée à effrayer la base de ce dernier. Des assassinats et des arrestations d'hommes politiques pro-HDP ont commencé pour de bon. L'assassinat de l'avocat des droits de l'homme, Tahir Elci, fin novembre 2015, a glacé d'effroi [la classe politique]. Cela a également conduit M. Demirtas à exprimer son sentiment : « Ce qui a tué M. Tahir n'est pas l'Etat, mais l'absence d'Etat ». La perte de la foi dans l'engagement de la Turquie envers sa minorité et la démocratie multipartite a conduit des personnes influentes, comme M. Demirtas, à reconsidérer l'autonomie et un gouvernement autonome dans les territoires kurdes.


La création des Unités de protection du peuple

Une grande partie de l'explication de l'assaut contre les Kurdes est à rechercher dans la politique défaillante de la Turquie en Syrie. Les combattants endurcis du PKK ont prêté main-forte, en 2011, aux combattants kurdes syriens, après que le gouvernement de Bachar el-Assad se fut retiré des régions kurdes au nord de la Syrie. La conséquence de cette aide a été la création des Unités de protection du peuple (YPG). Les YPG et le PKK ont été des combattants acharnés contre l'Etat islamique (EI) depuis que ce dernier est entré dans ce territoire en 2012. Les avancées sur le champ de bataille des Kurdes syriens avec le PKK ont redonné le moral à ces derniers, leur a permis de capter l'attention internationale et de gagner des adhérents parmi la population turque non-kurde. C'est la férocité de leur combat et leur politique sociale progressiste qui ont permis la poussée du HDP lors des récentes élections. La déclaration de l'autonomie kurde syrienne, avec l'autonomie kurde irakienne (depuis 1991), a mis la pression sur les Kurdes turcs pour en faire autant. C'était précisément ce que honnissent M. Erdogan et les ultra-nationalistes turcs.

Depuis octobre dernier, les forces armée turques n'ont pas seulement frappé les villes kurdes dans le sud-est de la Turquie, mais également les combattants du PKK et des YPG à l'intérieur de la Syrie. Le leader du PKK Cemil Bayik a accusé l'Etat turc d'attaquer le PKK pour « stopper l'avancée kurde contre l'EIIL [l'Etat Islamique en Irak et au Levant] ». C'est une accusation qui est devenue commune dans la région — selon laquelle l'AKP est impliqué dans la création de l'EI. La frontière de la Turquie avec la Syrie est poreuse pour l'entrée des djihadistes et pour le pétrole de l'EI. Ce pétrole fait entrer dans la danse le fils de M. Erdogan, Bilal, qui est un administrateur du groupe BMZ, lequel a joué un rôle dans le transbordement du pétrole de l'EI vers Malte, et ensuite vers Israël. La remarque de M. Bayik est très forte, mais les preuves existantes soutiennent son affirmation. L'ambivalence de la Turquie vis-à-vis de l'EI dérange aussi les Etats-Unis, qui utilisent la base turque d'Incirlik pour bombarder l'EI, tout en observant l'aviation turque attaquer les forces kurdes, les principales troupes de terrain contre l'EI.

Ainsi que M. Demirtas a prévenu en septembre dernier, la Turquie est en danger de guerre civile. M. Erdogan est persuadé qu'il peut livrer la périlleuse guerre anti-kurde. Il est plus probable qu'il perdra le contrôle de la situation et qu'il plongera la Turquie dans des dommages irréparables. Le gouvernement turc croît qu'il peut remporter une victoire militaire contre le PKK, ce qui explique pourquoi il a frappé des camps du PKK à l'intérieur de la Turquie, de l'Irak et de la Syrie. Avant que le PKK ne puisse être détruit, les forces turques devront raser les villes du sud-est de la Turquie. Ils sont en bonne voie de le faire — avec peu de condamnation internationale de leurs actions.

Vijay Prashad, Directeur des Etudes Internationales au Trinity College, Connecticut, écrit une chronique hebdomadaire dans le quotidien turc BirGün.

Traduction: [JFG-QuestionsCritiques]

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