Dans la cour de Carla Bruni
Par Angelique Chrisafis
article original : "In the court of Carla Bruni"
The Observer, dimanche 8 mai 2011La dernière agitation dans la relation amour-haine qu’entretient la France avec sa première dame
était de savoir si Carla Bruni est enceinte. Et son apparition cette semaine à Cannes, dans le
dernier film de Woody Allen, ne fait qu’ajouter à l’amusement. Dans cet article, cinq personnes
dans le secret révèlent ce que Carla Bruni signifie réellement pour la république.
Le public français, qui est d’une patience à toute épreuve, a parfois l’impression d’en savoir un peu trop sur sa première dame. Durant les trois années de romance agitée entre Carla Bruni et Nicolas Sarkozy et de leur mariage, nous avons eu le privilège d’être informés de leurs premiers rendez-vous, des séances de jogging en commun, des petits noms, des symboles d’amour onéreux et du goût pour s’embrasser en public – du jamais vu au Palais de l’Elysée. Nous savons que Bruni a embauché un coach personnel qui tonifie les muscles des parties génitales du couple, que la bière la fait gonfler et que cela peut conduire à se méprendre sur le fait qu’elle serait enceinte, qu’elle est accro aux cigarettes et qu’elle aime regarder des DVD avec son mari après le travail (Stanley Kubrick ou Pasolini). Nous avons même eu le privilège de voir ses vieux mouchoirs et sa petite-monnaie lorsqu’elle a vidé le contenu de son sac à main pour la nation (une brosse à cheveux, des lunettes de lecture, un ours en peluche et un carnet de notes pour griffonner des paroles de chanson. « Je me suis mise à écrire comme une psychopathe », explique-t-elle gentiment.)
Nous avons écouté l’album de chanson d’amour dédié à son mari (avec, entre autre, dans le texte : « Je veux ton rire dans ma bouche ») et nous nous rendrons inévitablement en masse au cinéma pour voir sa brève apparition dans le film de Woody Allen Midnight in Paris, tourné devant le fier président en observation sur le plateau. En France, Allen est un dieu qui ne peut rien faire de mal. Peut-être le camée de Bruni est-il une façon de se racheter aux yeux d’une nation si embarrassée par son mari. Le travail de Bruni comme première dame de France n’a jamais été présumé facile. Pas tant parce qu’elle est un ancien top-modèle italien multimillionnaire devenue chanteuse pop et qui est sortie autrefois avec Mick Jagger, mais plutôt parce que les circonstances de son mariage avec Sarkozy étaient défavorables pour elle depuis le début. En automne 2007, Sarkozy fraîchement élu, s’est effondré lorsque la femme qu’il adorait, Cécilia, a finalement demandé le divorce. Alors qu’il ne boit jamais d’alcool et qu’il se couche habituellement avant minuit, il a imploré ses amis d’organiser des dîners pour le distraire. Lors de l’un de ces dîners, il a rencontré Bruni, qui ressemblait étrangement à une version plus jeune de son ex-femme. Moins de trois mois plus tard, ils se marièrent à l’Elysée. Pour lui, c’était son troisième mariage et, pour elle, son premier. Qu’ils aient passé leur nuit de noce dans leur retraite sur les terres du Palais de Versailles n’a pas beaucoup aidé à mettre fin aux comparaisons inévitables avec Marie-Antoinette, une autre étrangère obsédée par la mode, mariée à un chef d’Etat impopulaire.
Depuis, le rôle de Bruni a été fascinant. Elle a pris la nationalité française, renonçant à son passeport italien, afin de pouvoir voter pour son mari résolument de droite. Elle a récemment renoncé à ses idéaux de gauche comme s’il s’agissait de futilités après les quelques années passées à fréquenter une foule musicale de bourgeois bohèmes. Elle a dit que son mari était si intelligent qu’il avait « cinq, voire six cerveaux », mais elle l’a poussé à renoncer à son goût culturel primitif bien connu pour la pop ringarde et les imitateurs d’Elvis, en l’encourageant à citer Nietzsche et à avoir toujours Proust sous la main.
Bruni insiste sur le fait que son rôle n’est pas politique, même si elle a influencé certaines politiques, notamment la loi draconienne et inefficace de Sarkozy contre le téléchargement illégal pour protéger l’industrie de la musique et du cinéma [la loi Hadopi]. Quelques-uns de ses proches amis ont été promus à des postes de haut niveau, comme le ministre de la culture Frédéric Mitterrand. Elle a été traitée de « prostituée » par l’Iran pour avoir condamné le projet de lapider Sakineh Mohammadi Ashtiani pour adultère et meurtre présumés. Elle a été attaquée par la presse familiale de Silvio Berlusconi, qui l’a accusée d’essayer être une Mère Teresa après le tremblement de terre de L’Aquila.
A peine quelques mois après son mariage avec Sarkozy, 55% des Français avaient le sentiment que le président se servait d’elle pour valoriser sa propre image. Les diplomates acquiescent. Le président français fait ressortir les charmes de Carla Bruni lors des voyages à l’étranger lorsqu’il veut décrocher de gros contrats d’armement ou vendre des centrales nucléaires, notamment au Brésil et en Inde, où la presse populaire l’adore. Sarkozy a toujours voulu que Cécilia soit une « Jackie Kennedy », s’imaginant lui-même comme JFK. Avec Bruni à ses côtés, en tenue sage et modeste et arborant toute une gamme de sacs à main de haute-couture (tous vides, a-t-elle expliqué), le tableau semble complet. Infiniment plus aristocratique et beaucoup plus riche que son mari, la période que Bruni a passée dans une pension pour jeunes filles de bonne famille en Suisse est mise au premier plan lors des dîners officiels. Elle vient d’un milieu si opulent que les Sarkozy ont choisi de vivre dans son hôtel particulier parisien, plutôt qu’à l’Elysée. Mais les photographes de presse se désespèrent du professionnalisme figé qu’elle a acquis lorsqu’elle était mannequin : il est difficile pour elle de ne pas poser, inclinant souvent la tête et arborant un sourire plus forcé que la célèbre grimace vide de son mari.
Ces derniers temps, Bruni oriente fermement ses interviews en direction de son travail caritatif, largement centré sur le sida, qui a tué son frère photographe, ainsi que sur la tuberculose et la malaria. Sa dernière offensive était contre l’illettrisme en France. En janvier dernier, 66% des Français ont dit approuver le rôle qu’elle joue. Mais, les mois précédents, elle était la personnalité du monde des arts et de la musique qui irritait le plus les Français.
A présent, elle dit qu’elle soutiendra son mari si, comme l’on s’y attend, il fait campagne pour un second mandat en 2012. Auparavant, elle semblait réticente [à cette idée], laissant entendre qu’elle craignait pour sa santé après son évanouissement au cours d’un jogging, en 2009. Elle a aimablement repoussé la sortie de son tout dernier album afin d’éviter toute distraction de la course à la présidentielle. A présent, tout ce qu’il faut est un bébé avec Sarkozy pour compléter l’offensive de charme médiatique. Bruni, qui est âgée de 43 ans et qui a déjà un fils de 10 ans, a délibérément laissé les gens dans le doute avec la dernière salve de rumeurs – la troisième mention d’une grossesse en trois ans, mais, pour les journalistes français, la plus crédible.
Quant au président impopulaire, il semble confiant, non seulement sur le fait qu’il gagnera à nouveau, mais que Carla restera avec lui. Il a récemment résumé ses perspectives avec elle : deux mandats de président, puis la dolce vita.
Marie Darrieussecq, romancière et écrivain
Sur scène… en live avec Jools, aux Pays-Bas en 2008. Photo : GettyL’impact culturel de Carla a plus été sur Sarkozy que sur la culture française. Sarkozy est très différent de tous les présidents qui l’ont précédé – ses prédécesseurs étaient tous très portés sur la littérature et le théâtre. Sarkozy était comme un homme neuf lorsqu’il s’est rapproché de ce côté des choses. Ce n’était pas son truc – il était ce que l’on appelle « bling-bling » : il adorait les yachts, l’argent, les grosses Rolex et parader. Carla est l’opposé et elle a exercé une réelle influence sur lui. On raconte une fameuse histoire où elle l’a convaincu d’échanger sa grosse montre pour quelque chose de plus discret, et je pense que cet exemple a développé toutes les facettes de sa vie : elle l’a raffiné et adouci.
Carla n’a pas vraiment d’influence sur la culture française ou sur les Français, mais on considère largement qu’elle a vraiment une influence à l’Elysée sur les questions culturelles.
Avant son mariage avec Sarkozy, mon mari a acheté l’album de Carla Bruni et nous l’avons écouté à la maison comme tout un chacun – elle était une chanteuse à succès. Mais nous n’achèterions pas d’autres albums d’elle. C’est le problème avec Carla : elle a perdu son auditoire parce qu’elle s’est mariée avec lui. Il a tout à gagner avec elle, tandis qu’elle à tout à perdre en terme d’image et d’audience en étant avec lui.
Personne ne doute qu’ils soient réellement amoureux. Ici, en France, nous avons du respect pour les véritables histoires d’amour, et cela en est une.
Carla souffre de ce que nous appelons le syndrome Marie-Antoinette : pour nous, elle est érotique et exotique, puisque à moitié italienne – et les Français accueillent avec bienveillance ces « reines venues de l’étranger » - mais le problème qui revient depuis ces deux dernières années est qu’elle est trop riche dans un pays où beaucoup de personnes sont vraiment pauvres. La France souffre : la sécurité sociale, l’éducation et le système public de santé sont en pleine confusion et les gens ne sont pas contents. Et elle ne dit rien.
Où se situe-t-elle ? Selon moi, ce qui est impardonnable est qu’elle ait soutenu un gouvernement qui a créé le ministère de l’identité nationale et de l’immigration – fondamentalement la dernière étape avant le fascisme – et elle fait partie de ce système. Désormais, elle est vraiment dans ce camp.
Elle a donné une interview à un quotidien de gauche, il y a quelques années, où elle avait dit qu’elle n’était que « superficiellement » à gauche. On a beaucoup débattu dans les cercles de gauche sur cette formule. En fait, elle n’a jamais été à gauche dans ses tripes. Et personne ne croit qu’elle l’a jamais vraiment été – je pense qu’elle voyait cela comme une mode, une façon d’être « bohème ». Elle a récemment déclaré que son mari l’avait convaincue des vertus de la droite. Son image est donc très brouillée, ici, en France.
Carla n’est pas très populaire, parce qu’elle est trop riche, trop belle – elle est juste trop. Elle fait partie de la jet-set internationale – maisons et châteaux dans le monde entier – et, du point de vue du Français moyen, son style de vie est injustifiable, peu-importe sa discrétion.
Elle est très futée et, dans le passé, elle a plutôt exposé franchement ses opinions. Elle a ouvertement dit qu’elle adore les hommes de pouvoir. J’aime le fait qu’elle ait osé dire des choses comme cela. Elle ne dit évidemment plus ce genre de choses, mai, à cause de sa notoriété avant Sarkozy, nous avons le sentiment de savoir qui elle est vraiment, d’une façon qui n’existait pas pour les épouses des présidents précédents. Elle tient bien son rôle et je suppose que c’est un travail en soi.
L’histoire de Carla est une histoire de métamorphose et nous observons son changement devant nos propres yeux.
George Scott, réalisateur de films, Isis Productions
Nous avons été approchés pour faire un documentaire avec Carla en 2007 – avant qu’elle ne rencontre Sarkozy. En octobre, je l’ai rencontrée dans sa maison à Paris. Elle était chaleureuse, drôle et faisait preuve d’autodérision. Ce qui m’a frappé est que lorsque vous discutez avec elle, elle ne pose jamais les yeux sur vous. Elle est totalement engagée – c’est inhabituel pour quelqu’un qui a son niveau de célébrité. Elle ne pensait pas que son histoire était très intéressante : elle était sincère, c’est vraiment ce qu’elle ressentait. L’idée était de débuter le tournage alors qu’elle commençait l’enregistrement de son nouvel album. Deux mois plus tard, les rumeurs de sa relation avec Sarkozy commencèrent à circuler. Je pensais que le film ne se ferait pas. Ensuite, en janvier 2008, nous avons reçu un appel disant que Carla voulait toujours le faire, donc nous avons commencé à tourner environ une semaine après le mariage. Ce qui est surprenant, c’est qu’en huit mois de tournage, nous n’avons eu aucun contact avec l’Elysée. Carla est très détendue et, à ce moment-là, alors qu’elle venait tout juste se marier, je pense qu’elle n’avait pas conscience du niveau de célébrité qu’elle avait atteint. Un jour, elle a eu envie d’un hamburger et nous avons donc remonté les Champs-Élysées. Nous nous sommes retrouvés entourés de gens. Mais elle est aussi repliée sur elle-même, elle ne se rend pas à des fêtes et elle se sent très bien chez elle. Je pense qu’elle est une première dame impeccable qui a réussi beaucoup de choses et qu’elle est une grande ambassadrice pour la France et les Français. Malheureusement, les gens ne peuvent séparer Carla de son mari et de sa politique et ils la prennent pour ce qu’elle est.
Roland Mouret, créateur
En robe Roland Mouret au Palais de l'Elysée. Photo : GettyJ’étais styliste lorsque Carla a posé à 16 ans pour sa première photo de modèle. Elle avait un style décontracté et sûr – je pense que cela est lié à son éducation italienne. Elle a un très beau physique et elle a toujours été très humble dans la manière de s’habiller. Les vêtements ne sont pas censés altérer une personnalité : ils devraient mettre en valeur qui vous êtes – et elle comprend cela instinctivement. Elle a un style décontracté et simple : des jeans, une paire de mocassins et un imper – elle adore cette simplicité dans sa façon de s’habiller, mais elle a aussi un sens naturel pour s’habiller pour les événements officiels. Ses tenues sont simples, jamais vulgaires et décontractées.
J’ai travaillé avec elle à plusieurs occasions depuis son mariage avec le Président Sarkozy. Se rendre à un essayage avec Carla est un réel plaisir. Elle n’est pas une diva et met tout le monde à l’aise. Elle a une façon étonnante de parler de tous les sujets. Les gens imaginent qu’elle est très guindée et que travailler avec elle est difficile, mais ce n’est pas le cas.
Carla a à cœur de soutenir les créateurs français. Avoir la première dame qui prend fait et cause pour la création française, comme elle le fait, est quelque chose de très puissant pour l’industrie de la mode.
Elle aime aussi faire plaisir à son mari ; ils forment un couple normal et elle veut qu’il la trouve attirante et elle en tient compte : elle porte des chaussures basses parce qu’elle est évidemment plus grande que lui. Elle est incroyablement naturelle et à l’aise. Une fois encore, je pense que cela vient de son éducation italienne et du fait qu’elle a vraiment connu la vie avant de se marier.
C’est un signe étonnant de notre temps que la femme du président soit plus qu’une simple épouse. Cela n’est jamais arrivé auparavant et j’ai beaucoup aimé sa façon de s’y adapter. C’est moins prétentieux et on éprouve un sentiment d’honnêteté. Pourquoi ne devrait-elle pas avoir sa propre vie ? Pourquoi ne devrait-elle être que ce que l’on attend d’elle ? Elle est l’épouse du président mais elle est également un top-modèle, une chanteuse à succès et, à présent, une actrice. Avec Carla, tout est public : il n’y a rien qui bouillonne en coulisses. Si elle veut enregistrer de la musique ou apparaître dans un film de Woody Allen, alors elle le fait. C’est plutôt peu orthodoxe et c’est aussi provocateur.
Carla et Sarkozy représentent ce en quoi ils croient et ils essayent de faire de leur mieux. Le temps nous montrera s’ils avaient raison ou tort. Elle représente ce qu’une femme de son âge est au 21ème siècle. Carla est elle-même et elle est une véritable force. Elle a aussi beaucoup de chance que tout ce qu’elle porte lui aille comme un gant.
Sylvain Bourmeau, rédacteur en chef adjoint de Libération
Carla figurait régulièrement dans l’actualité. Pas seulement pour des articles de mode, mais aussi parce qu’elle a fréquenté des hommes célèbres. C’était un top-modèle que l’on pouvait comparer à Kate Moss en termes de profil, bien qu’elles aient un parcours différent et que Carla est très loin d’être aussi scandaleuse. Elle vient ouvertement d’un milieu aisé et privilégié.
J’étais rédacteur en aux Inrockuptibles, l’hebdo culturel, lorsque son premier album est sorti. La presse musicale ne savait pas à quoi s’attendre. Ce n’était pas extraordinaire, mais c’était accompli – top-modèle, elle avait franchi le pas vers la musique avec beaucoup de succès. A partir de son deuxième album, No Promises, la presse musicale avait réalisé qu’elle voulait être prise au sérieux sur le plan artistique – et le concept de mettre de la musique sur des poèmes, comme ceux d’Emily Dickinson et de Yeats, était intéressant. La base des fans de Carla s’est élargie.
Lorsque qu’on a annoncé qu’elle et Sarkozy s’étaient mis ensemble, il y eut un choc et la presse fut déçue. Elle avait sorti un bon album et, ensuite, elle annonçait qu’elle sortait avec lui, ce qui était mauvais.
Je ne suis pas sûr qu’elle a eu un grand impact culturel sur la France. Elle reste très en retrait lorsqu’il s’agit de politique, mais Carla est comme un pansement rassurant pour l’absence de culture de Sarkozy. Lui est célèbre pour son manque de culture et elle est la voix du monde l’art à l’Elysée. C’est pratique pour lui : avoir une femme qui lui dise ce qu’il faut ou ne faut pas aimer, qui lui enseigne le bon goût.
Ici, Carla n’est plus prise au sérieux par les médias. Cela n’a duré qu’un court moment – entre la sortie de son premier album et l’annonce de sa relation avec le président. Elle semble avoir perdu également l’affection du public. Un sondage a montré qu’elle est l’une des personnes les plus détestées du pays.
A partir de là, qu’en est-il de sa vie d’artiste ? Son nouvel album est constamment reporté et il n’y a aucune chance de la voir en concert. A présent, elle est la première dame et il n’y a aucun moyen de le contourner. Elle joue un rôle mineur dans un film, mais personne ne s’attend à ce qu’elle se relance en tant qu’actrice. Je suppose que nous devrons juste attendre de voir ce qu’il se passe lors de la prochaine élection. La carrière musicale de Carla en a pris un coup lorsqu’elle s’est mariée avec Sarkozy et je ne sais pas si elle a bien anticipé à quel point ce serait difficile – peut-être n’a-t-elle pas réalisé qu’il serait impossible de tout avoir.Interviews réalisées par Shahesta Shaitly
Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
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