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     Une cause perdue
    Par Marcel Berlins
"A lost cause" - The Guardian, mercredi 29 mars 2006

Chirac a eu raison de s'insurger contre le déclin du français. C'est la plus belle langue du monde, mais ce n'est plus elle qui compte à présent


J'ai approuvé le départ irascible et puéril du Président Chirac, en signe de protestation, parce qu'il l'a fait pour une bonne cause.[1] Malheureusement, c'est aussi une cause perdue et c'est l'une de celles qui ne peuvent plus être ravivées. Cependant, beaucoup de présidents français quittent la pièce d'un air digne lorsqu'ils découvrent un Français qui prononce un discours en anglais. La frustration immédiate de Chirac portait sur le déclin du français en tant que langue de communication inter-européenne.

Le français a perdu depuis longtemps son statut sur la scène internationale et dans le monde de la diplomatie. Mais il pouvait au moins vanter sa supériorité à l'intérieur des institutions européennes. C'est fini ! L'anglais, en tant que deuxième langue, est la plus enseignée en Europe. Je ne tire aucune satisfaction de ce fait. Il serait agréable de penser que les étrangers l'apprennent pour sa beauté et pour accéder à sa littérature et à sa culture. Bien sûr que non ! Ils veulent parler l'anglais (ou plutôt souvent l'américain, malheureusement !) parce que c'est "la langue des affaires". D'ailleurs, c'est ce qu'a expliqué [le président de l'UNICE] au début de son discours. Et - aurait-il pu ajouter - du commerce international, de l'internet, de la pop music, de l'industrie du tourisme et de Hollywood.

La langue française ne peut pas lutter. Tout ce qui milite en sa faveur est que c'est la plus belle langue du monde, la plus élégante, la plus expressive et la plus mélodieuse. C'est aussi la langue dominante de la culture. Mais cela ne compte pas si vous voulez conclure une affaire.

Les moqueries à deux balles qui ont accompagné le départ de Chirac n'ont pas compris cela. [Le président français] ne se plaignait pas seulement du rôle du français en Europe. Ce qui se cache derrière est bien plus important : la peur d'un déclin irréversible du français sur le territoire national. Plus l'anglo-américain est utilisé dans les institutions internationales ou européennes, plus il s'infiltre et réduit le français. Il n'y a rien de nouveau à ce que les Français incorporent des mots et des termes étrangers dans leur langue. Cela a cours depuis longtemps. Mais, jusqu'à présent, l'intégrité de la langue française n'a pas été entamée de manière significative. Ce qui est plus récent est la vitesse avec laquelle cette langue change, et, peut-être tout aussi dangereux, l'enthousiasme avec lequel les jeunes Français, de tous les milieux, acceptent ces changements, et les inaugurent même parfois - pas simplement pour parler affaires, mais aussi, pour prendre un exemple, dans la langue parlée en banlieue (ce qui a été très en évidence en novembre dernier, durant les émeutes des défavorisés).

Les Français se sont déjà accommodés du fait que leur langue n'est plus la langue importante et fonctionnelle de tous les jours - la langue véhiculaire - sur la scène mondiale ou européenne. Ce qu'ils craignent est que le français cesse d'être la première langue de la culture. En défendant son départ [pendant l'intervention d'EAS], Chirac a déclaré, à propos de la nécessité que le français continue d'être proéminent : "Ce n'est pas qu'une question d'intérêt national. C'est dans l'intérêt de la culture et du dialogue des cultures. Vous ne pouvez pas construire le monde sur une seule langue et donc sur une seule culture".

Là dessus, il a raison. Si une seule langue est trop dominante, les autres langues de son cercle immédiat sont menacées. Dans un premier temps, le dommage peut être limité - à la "langue des affaires" - comme s'est arrivé à la France en Europe ; mais si cela gagne ensuite d'autres influences linguistiques, des films américains aux sites internet, il deviendra plus difficile de défendre l'intégrité de la langue qui est attaquée. Une fois que le langage a commencé à se désintégrer, le tissu même de la culture du pays - dans son sens le plus large - est en danger. La France est particulièrement vulnérable. Le français est la première langue de moins de 100 millions de personnes (comparé aux 400 millions qui parlent l'espagnol) et le fait même que la France soit si proéminente dans le monde des affaires signifie qu'elle se mélange constamment avec ses ennemis linguistiques - les Etats-Unis et la Grande-Bretagne - et qu'elle se place sous leur influence maligne. Je ne dis pas que la menace à la magnifique culture française est imminente, mais elle rôde. Et si la culture française se retrouve diminuée, nous nous appauvrirons tous.

Traduit de l'anglais par [JFG-Questionscritiques]

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Note :

[1] Cela s'est passé le 23 mars 2006 lors du Conseil Européen de Printemps. En effet, lors de l'introduction de ce conseil, Ernest-Antoine Seillière, le patron des patrons européens, a prononcé son discours en anglais, justifiant que la langue des affaires était plus directe et donc plus pratique pour entrer dans le vif du sujet. Voir la traduction de son discours.