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La ruée sur les butins de guerre égare les rebelles syriens

Par Ghaith Abdul-Ahad, à Alep
The Guardian, le 28 décembre 2012,

article original : Syrian rebels sidetracked by scramble for spoils of war

Alors que la guerre entre dans une nouvelle phase, pillages, querelles
et loyautés divergentes menacent de détruire l'unité des combattants



Des Syriens transportent un bureau hors d'une école dans le
quartier de Saif al-Dawla à Alep (Photo : Ghaith Abdul-Ahad)

Ce n'est pas le gouvernement qui a tué le chef rebelle syrien Abou Djamel. Ce fut la bagarre pour son butin. Le motif de son meurtre repose dans un grand entrepôt d'Alep, que son unité avait saisi une semaine auparavant. Ce bâtiment était rempli d'acier laminé, saisi par les combattants comme butin de guerre.

Mais des disputes se sont développées pour savoir qui prendrait la plus grosse part du butin et s'est ensuivie une querelle de chefs, avec menaces et contre-menaces les jours suivants.

Abou Djamel a survécu à [première] une tentative d'assassinat après avoir essuyé des tirs contre sa voiture. Quelques jours plus tard, ses ennemis l'ont de nouveau attaqué, et cette fois-ci ils ont réussi. Son corps criblé de balles a été découvert, menotté, dans une ruelle de la ville d'al-Bab.

Le Capitaine Hussam, du conseil militaire d'Alep, a déclaré : « S'il était mort en combattant, j'aurais dit que c'était une belle fin, c'était un rebelle et un moudjahid et c'était ce à quoi il s'était préparé. Mais se faire tuer pour une histoire de butin est un désastre pour la révolution.

« C'est très triste. Il n'y a pas un établissement ou un entrepôt du gouvernement qui tienne encore debout à Alep. Tout a été pillé. Il ne reste rien. »

Les véhicules et les armes du gouvernement qui ont été saisis ont été cruciaux pour les rebelles depuis le début du conflit, mais selon Hassam, ainsi que d'autres chefs et combattants interviewés par le Guardian durant une quinzaine de jours dans le nord de la Syrie, une nouvelle phase a été atteinte dans cette guerre. Le pillage est devenu une façon de vivre.

« Les butins » sont devenus la principale motivation pour beaucoup d'unités alors que les chefs des bataillons cherchent à accroître leur pouvoir.

Selon Abou Ismaël, un jeune lieutenant issu d'une famille aisée et qui dirigeait une entreprise prospère avant de rejoindre le combat contre Bachar al-Assad, ce problème est particulièrement prononcé à Alep.

Un grand nombre des bataillons qui sont entrés dans cette ville au cours de l'été dernier provenaient des campagnes, dit-il. C'étaient de pauvres paysans qui véhiculaient des siècles de rancune envers les riches habitants d'Alep.

Il y avait également un sentiment persistant que cette ville - où les entreprises avaient exploité pendant des décennies la main d'œuvre bon marché des paysans - ne s'était pas soulevée assez vite contre les Assad. « Les rebelles voulaient se venger des habitants d'Alep parce qu'ils avaient le sentiment que nous les avions trahis, mais ils ont oublié que la plupart des habitants d'Alep sont des marchants et des commerçants et qu'ils auraient payé pour se débarrasser de leurs problèmes », a dit Abou Ismaël. « Alors même que le reste de la Syrie était prise dans la révolution, les Alepiens disaient, 'pourquoi devrions-nous détruire nos entreprises et gaspiller notre argent' ? »

Lorsque les rebelles sont entrés dans la ville et ont commencé à piller les usines, une source d'argent s'est tarie.

« Pendant le premier mois et demi, les rebelles étaient vraiment un groupe révolutionnaire uni », a dit Abou Ismaël. « Mais maintenant c'est différent. Il y a ceux qui ne sont là que pour piller et faire de l'argent et les quelques-autres qui combattent encore ». L'unité d'Abou Ismaël s'est-elle livré au pillage ? « Bien sûr. Comment croyez-vous que nous nourrissons les hommes ? Où pensez-vous que nous obtenons, par exemple, tout notre sucre et notre pain ?

Dans l'économie désordonnée de la guerre, tout est devenu une marchandise. Par exemple, l'unité d'Abou Ismaël a mis la main sur les réserves de gazole d'un complexe scolaire, et chaque jour son unité échange quelques jerricans du précieux liquide contre du pain. Parce que son bataillon a des réserves de nourriture et de carburant, il est plus attrayant que d'autres dans le secteur. Les chefs qui sont incapables de nourrir leurs hommes ont tendance à les perdre ; ceux-ci désertent et rejoignent d'autres groupes.

Les munitions sont tout aussi importantes. Lorsque les installations et les entrepôts militaires sont pillés, le bataillon qui met la main sur les munitions croît en cannibalisant les plus petites unités moins bien équipées qui n'ont pas de munitions à donner [à leurs combattants].

Dans un appartement sombre du quartier de Salahuddin, à Alep, nous étions assis avec un groupe de chefs qui discutaient de la formation d'une nouvelle brigade qui rassemblerait leurs divers bataillons. Très vite, le sujet s'est déplacé vers le pillage.

L'un des chefs présents avait mené une opération dans le quartier d'Alep à prédominance kurde d'Ashrafiya, mais selon plusieurs combattants qui se trouvaient là l'action a échoué lorsque l'armée a contre-attaqué parce que les unités rebelles de soutien qui étaient censées renforcer le front ont, à la place, tourné leur attention sur le pillage.

« Je veux savoir exactement ce que vous avez pris ce jour-là », a dit le chef d'une petite unité à celui qui a dirigé l'assaut. Le commandant a ouvert un carnet pour écrire, tandis qu'un autre homme tenait une lampe torche au-dessus de sa tête. « Tant que les uns combattent pendant que les autres sont occupés à piller, nous ne pouvons pas avancer », a-t-il dit. « Le butin doit être divisé en parts égales ».

Le chef a commencé à établir la liste des voitures de luxe et des armes que son unité a trouvées et prises, tandis que l'autre commandant les inscrivait dans le carnet. Certaines de ces voitures seraient revendues à leurs propriétaires - à condition qu'ils versent une rançon élevée.

Sponsors extérieurs

La guerre à Alep est non seulement financée par ce que les diverses unités parviennent à s'approprier, mais également par le financement qu'ils peuvent s'attirer de la part de sponsors extérieurs à la Syrie, un facteur qui a également contribué à la myriades d'unités qui se sont formées et reformées, lesquelles contrôlent toutes les fiefs dans la ville. Tout cela a alimenté les rivalités et les allégeances toujours changeantes, des facteurs qui ont sapé la lutte pour vaincre les forces du président syrien.

Les unités combattantes existent souvent uniquement grâce à leurs sponsors. Si un sponsor perd intérêt, le bataillon est dissout et les hommes en rejoignent un autre, mieux financé. Les bataillons portent souvent les noms de personnages arabes ou ottomans historiques afin de contribuer à attirer l'argent des royaumes du Golfe et de la Turquie.

Un vendredi après-midi après les prières, un groupe formé des chefs les plus importants, combattant dans Alep, 32 en tout, se sont réunis dans une partie d'une ancienne enceinte tentaculaire du gouvernement, un bâtiment dont les sols en marbre étaient autrefois reluisants et qui sont à présent couverts de flaques d'eau, les murs noircis par la suie. Assis sur des sièges de cuir autour d'une table basse, beaucoup de ces hommes portaient les stigmates de deux années de combat - des yeux crevés, des bras estropiés et des jambes raides. Cette réunion était présidée par Abdelkader al-Saleh, un chef de la brigade Tawheed, l'un des plus gros bataillons rebelles et mieux équipés en Syrie.

En tête de l'ordre du jour, les hommes, dont un grand nombre avait changé de bataillon depuis leur dernière réunion dans ce jeu incessant de chaises musicales de la révolution syrienne, devait se présenter à nouveau.

Un who's who de la révolution s'est ensuivi, chaque chef donnant son nom et celui de son unité. Certains bataillons étaient énormes, composés de centaines d'hommes, de pièces d'artillerie et de chars. D'autres étaient composés de moins de 50 combattants.

« Hadji, je croyais que tu étais avec la brigade Halab al-Shaba'a », dit Marea à l'un des hommes. « Non, nous nous sommes réformés. Nous sommes un nouveau bataillon », a répondu l'autre.

« Mes frères, nous sommes face à grave situation », a dit Abdul-Jabbar Akidi, un colonel qui a fait défection et qui dirige le conseil militaire d'Alep. Créé pour canaliser les approvisionnements aux rebelles, ce conseil était censé être la structure de commandement englobante de l'Armée Syrienne Libre à Alep. A la place, il est devenu une faction supplémentaire parmi toutes celles en compétition pour l'influence.

« La bataille a stagné ici », dit-il. « Il n'y a eu aucun véritable progrès sur les fronts et cela a affecté nos mécènes, qui ne nous ont pas envoyé de munitions. « Même les gens en ont marre de nous. Nous étions les libérateurs, mais maintenant ils nous dénoncent et manifestent contre nous. Nous devons nous unir et créer un centre d'opérations pour tous les bataillons ».

Cependant, la conversation a très vite pris une tournure familière, se déplaçant vers les plaintes à propos des unités qui gardent l'équipement pour elles-mêmes.

Un chef de petite taille, rasé de frais, en veste de cuir, a pris la parole : « Le problème est que certains bataillons ont de l'artillerie et des chars et ils les gardent pour eux-mêmes et ne participent pas aux attaques. Apportez-moi les pièces qui ont été saisies à la base de la 46ème brigade [une unité du gouvernement] et je prendrai les bâtiments de la police secrète à Alep sans devoir envoyer mes hommes se faire massacrer face aux snipers du gouvernement ».

La deuxième ligne de l'ordre du jour concernait la création d'une force de police révolutionnaire.

Alors que la révolution à Alep stagnait et que les commandants rebelles s'installaient pour diriger leurs « quartiers » libérés, chaque bataillon avait commencé à former son propre service de sécurité révolutionnaire, ou Amn al-Thawra, assignant des hommes aux checkpoints et détenant des gens, ce qui avait conduit à un pic dans les kidnappings.

Les commandants ont avancé des propositions sur la manière dont ils pouvaient créer une force de sécurité unique et disciplinée.

Un ancien colonel, en costume brun et portant moustache, commença à lire ce qui ressemblait à un manifeste du parti Baas : « J'appelle à la formation d'un bureau secret du service de la sécurité militaire révolutionnaire », dit-il.

Beaucoup d'hommes dans la pièce avaient été détenus et torturés par les services de sécurité d'Assad et se sont enfoncés dans leur chaise tandis que le colonel parlait.

« Nous avons combattu contre le régime à cause de ces forces secrètes de sécurité », a dit un homme avec un fort accent rural.

Un autre chef de bataillon, à la voix douce et arborant un turban bleu bien net, prit la parole. « J'appelle à la formation d'une petite unité constituée de nos frères, les étudiants en religion », a-t-il dit. « Leur travail serait de conseiller les gens avant que l'on ait besoin d'utiliser la force ».

Il a ajouté : « Ils seront armés de leur sagesse et de leur enseignement religieux et ils devraient être appelés 'comité de décision pour la vertu et la prévention du vice'. Ce sera la première étape pour préparer les gens à une société islamique. »

Sur ce, un jeune combattant s'est écrié de l'autre bout de la pièce : « Le problème n'est pas avec les gens. Le problème est avec nous ! Nous avons des bataillons installés dans des zones libérées qui tiennent les checkpoints et qui détiennent des gens. Ils disent que telle personne est un shabiha [un milicien du gouvernement] et prennent sa voiture, ou que cet homme était un Baasiste, et ils prennent sa maison.

« Ils sont devenus pires que le régime. Dites-moi pourquoi ces hommes se trouvent en ville, dans des zones libérées, pourquoi ne combattent-ils pas sur la ligne de front ? » Alors que la pièce était envahie par la fumée des cigarettes, les chefs se sont mis d'accord pour former une force de sécurité unifiée. Pourtant, des semaines plus tard, une telle force restait, pour l'essentiel, lettre morte.

Postes abandonnés

Nous avons entendu beaucoup d'autres histoires de pillages durant notre séjour à Alep. Un pharmacien qui s'était porté volontaire comme médecin dans l'un des hôpitaux de campagne rebelles a expliqué pourquoi il était à court de pénicilline.

Selon lui, les rebelles avaient pris l'entrepôt d'une importante société pharmaceutique et avaient ensuite revendu le stock à leurs propriétaires, renvoyant tous les médicaments en territoire tenu par le gouvernement.

Il a ajouté : « Je me suis rendu à l'entrepôt pour leur dire qu'ils n'avaient aucun droit sur les médicaments et que ceux-ci devraient être donnés aux gens et non pas revendus. Ils m'ont détenu et ont dit qu'ils me briseraient les deux jambes si jamais je revenais ».

Dans le quartier de Saïf al-Dawla, un chef qui meublait un nouveau QG pour son bataillon nouvellement formé s'est rendu dans une enceinte scolaire avec quelques-uns de ses hommes. En fin d'après-midi, un groupe de civils se tenait là, debout, regardant les hommes écumer l'école. Des images déchirées et brûlées d'Assad jonchaient le sol. Les bureaux et les chaises étaient retournés et cassés, et les fleurs en plastique et les projets des élèves étaient éparpillés.

Les hommes ont transporté quelques tables, sofas et chaises en dehors de l'école et les ont empilés au coin de la rue. Des ordinateurs et des moniteurs ont suivi.

Un combattant a enregistré le butin dans un gros carnet. « Nous le gardons en sécurité dans un entrepôt », dit-il.

Plus tard dans la semaine, j'ai vu les sofas et les ordinateurs de l'école bien installés dans le nouvel appartement du chef.

Sur les lignes de front du quartier Ameriya, au sud d'Alep, nous avons rencontré Abara et ses hommes.

Abara est jeune et petit, à peine plus de vingt ans, avec les cheveux clairs et quelques taches de rousseur sur le visage. Il avait déserté l'armée un an auparavant. Nous nous étions rencontrés une première fois trois mois plus tôt lorsqu'il conduisait ses hommes dans les ruelles de Salahuddin, et beaucoup de ses combattants ont été tué ou estropiés depuis.

Maintenant il était assis avec les survivants sur un sol de béton froid dans un immeuble abandonné, à un pâté de maisons des troupes gouvernementales. Entre les hommes se trouvaient une jarre d'olives vertes graisseuses, un sac de pain, une assiette d'huile d'olive et un peu de thym. « C'est bien pire maintenant », dit Abara de la guerre. « A présent, les chefs cherchent du cuivre et du blé au lieu de libérer la ville ».

Il ajouta : « Le problème lorsque les gens cessent de combattre est qu'après avoir libéré une zone, ils ont besoin de ressources et de munitions et commencent donc à piller les propriétés du gouvernement. Lorsqu'ils ont fini, ils se tournent vers le pillage d'autres propriétés et deviennent des voleurs ».

L'espace physique qui le sépare en ce moment de la ligne de front du gouvernement est constitué d'une série d'immeubles en ruines où les snipers des deux camps tirent sur tout ce qui bouge, ou preqsue !

« Quand l'armée nous a attaqués la semaine dernière, l'unité qui se trouvait ici a abandonné son poste et battu en retraite », a-t-il dit.

Maintenant, pour reconquérir le territoire perdu, il a dit qu'il devrait se battre maison après maison. « Pourquoi le ferais-je lorsque les autres pillent ? »

Il a ajouté avec lassitude : « Un jour, lorsque la guerre contre Bachar sera terminée, une autre guerre commencera contre les pillards et les voleurs.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
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