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Par Robin Niblett
Washington Quarterly, Hiver 2005-2006
Téléchargez ce dossier au format acrobat© 2005 by The Center for Strategic and International Studies and the Massachusetts
Institute of Technology / Traduction française: Jean-François Goulon
The Washington Quarterly - 29:1 pp. 41-59.
Robin Niblett est directeur du Programme Européen et vice-président exécutif du CSIS.
Six mois après les rejets français et hollandais du traité constitutionnel, l'Europe est encore sous le choc. Les Etats membres se sont cantonnés dans une période de réflexion dans l'espoir qu'ils arrivent à atteindre un nouveau consensus sur la manière de réaliser leur "union toujours plus étroite".[1] Pourtant, plus le temps passe, plus il devient évident que les fondements de base, sur lesquels le processus de l'intégration européenne a été construit pendant ces 50 dernières années, font maintenant l'objet d'attaques. L'expansion de l'UE de 15 à 25 membres en mai 2004 a créé de nouvelles fissures qui ne peuvent s'estomper avec le genre de compromis que les états membres d'origine, emmenés par la France et l'Allemagne, arrangeaient dans le passé. Cette dernière crise n'est-elle que la plus récente d'une série de crises temporaires qui ont ponctué l'histoire de l'UE et qui ont généralement servi, en fin de compte, à donner une nouvelle impulsion au processus d'intégration ? Ou devrions-nous nous attendre à un relâchement graduel de l'UE, voire à un effondrement de ses institutions-clés ?
Plutôt que le présage d'un détricotage de l'UE, la crise actuelle semble annoncer un re-calibrage de l'importance que les gouvernements de l'EU ont placée sur chacun des trois piliers de l'intégration, établis par le Traité de Maastricht en 1991, qui a lancé une nouvelle phase de l'intégration européenne après la réunification de l'Allemagne au sortir de la Guerre Froide. Le premier pilier englobe essentiellement le programme européen d'intégration économique — dont le marché unique et la monnaie unique. Le deuxième pilier implique le développement et la mise en place de politiques étrangère et de sécurité communes entre les Etats membres. Le troisième pilier se rapporte aux efforts naissants des gouvernements de l'UE pour coordonner leurs politiques dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. Bien que l'intégration économique ait été en tête du processus d'intégration depuis sa conception, elle risque de moins servir dans un futur proche de moteur à l'intégration européenne. Alors que la réforme économique devient une préoccupation nationale très forte, avec l'UE qui joue un rôle de facilitation plutôt qu'un rôle de meneur de jeu, la recherche d'une politique étrangère commune et une coopération plus étroite sur les questions de sécurité intérieure, si elles restent progressives, deviendront les rouages de l'intégration européenne. Ce re-calibrage est nécessaire et l'UE pourrait en sortir plus forte dans la décennie à venir.
[retour] SOMMAIRE :
Les Contrecoups de Mai 2005
Les Mécanismes Changeants de l'Intégration Economique
Une Présence Internationale Croissante
Les Nouvelles Dimensions de la Sécurité Européenne
La Prochaine Phase de l'EuropeLes Contrecoups de Mai 2005
Depuis ses débuts, l'UE a offert un cadre de travail officiel à l'intérieur duquel la France et l'Allemagne ont renoncé à se concurrencer dans la recherche de puissance qui avait endiablé, pendant les 19ème et 20ème siècles, autant leurs relations que l'Europe dans son ensemble. Ces deux pays, et un groupe croissant de voisins d'Europe de l'Ouest, ont choisi à la place de mettre en commun leur souveraineté, offrant un modèle de gouvernance coopérative dont les fruits — la paix et la prospérité économique — ont servi à la fois de norme et de balise pour le reste de l'Europe. Après la Guerre Froide, l'UE a opté pour une deuxième vocation en devenant l'agent de l'unification continentale de l'Europe, d'abord au moyen d'accords commerciaux et de coopération entre l'UE et ses voisins de l'Est et, ensuite, après la chute du Mur de Berlin, au moyen d'une feuille de route vers la qualité de membre à part entière pour toutes les nations européennes qui remplissaient les critères — dits de Copenhague, établis en 1993 — de gouvernement démocratique et d'ouverture des marchés. À partir du printemps 2005, ces deux objectifs avaient pour la plupart été atteints. À l'Ouest, la crainte d'un conflit franco-allemand avait disparu. À l'Est, l'UE a commencé à surmonter la division de l'Europe, tirant la plupart des membres de l'ancien bloc communiste vers les institutions européennes et offrant un chemin vers la qualité de membre à ceux qui restaient sur le seuil. L'échec à ratifier le traité constitutionnel a donc posé un nouveau défi plus grand : la division béante entre les ambitions gouvernementales des Etats membres sur l'UE, et les frustrations populaires sur sa performance, en particulier, le décrochage entre ce que les gouvernements, dans toute l'Europe, ont promis et ce que l'Europe pourrait apporter. La profondeur de cette division était visible dans les majorités décisives qui ont rejeté le traité, aux Pays-Bas (libéraux et relativement pro-atlantistes) et en France (étatique et traditionnellement pro-européenne). L'opposition au traité a aussi uni beaucoup de citoyens de ces pays, des deux côtés du spectre politique, à droite comme à gauche.[2]
Au cœur de ces deux rejets jumeaux se trouvent au moins quatre forces dominantes, chacune d'entre elles ayant transcendé le contenu réel du traité et la future direction pertinente de l'Europe. D'abord, l'opposition au traité reflète la frustration profonde et pénétrante vis-à-vis d'une croissance économique terne et des niveaux de chômage persistants qui ont compromis, ces deux dernières années, une grande partie de l'Europe continentale. Dans ce contexte, il était difficile de croire les dires des politiciens selon lesquels "plus d'Europe" pouvait être la solution au malaise économique. Un sondage conduit en France en juin 2005 a révélé que 31% des électeurs pensaient que la constitution aurait un impact négatif sur les taux d'emploi en France.[3]
Deuxièmement, nombre de ceux qui ont voté contre le traité constitutionnel l'ont fait pour faire connaître leur opposition à l'élargissement de l'UE de mai 2004, qu'ils ont perçu comme plombant la compétitivité économique et faisant baisser leur niveau de vie. Pour cette catégorie d'électeurs, le traité constitutionnel a aussi offert l'occasion d'exprimer un vote préventif contre un nouvel élargissement de l'UE, à la fois vers l'Est et, par-dessus tout, vers la Turquie.
Troisièmement, les efforts des concepteurs de la constitution pour développer de nouvelles procédures de prise de décision pour les 25 membres n'ont fait que rappeler aux électeurs français et hollandais leur relative perte d'influence dans une UE élargie. La France a vu sa parité électorale avec l'Allemagne cassée pour la première fois. De plus petits Etats, comme les Pays-Bas, ont vu leur poids relatif dilué par le système proposé de vote à la double-majorité, qui a poussé le balancier du pouvoir plus loin vers les Etats les plus peuplés tout en affaiblissant le rôle de la Commission Européenne en tant que garante d'une perspective à l'échelle de la Communauté. Ces changements dans le poids relatif des états-membres étaient d'autant plus significatifs que le traité semblait céder encore plus de pouvoir national à l'UE et à ses institutions centralisées pour les décisions sociales importantes.
Enfin, les référendums sur le traité constitutionnel ont donné aux électeurs l'occasion de se rebeller contre le despotisme avec lequel les gouvernements et les fonctionnaires européens ont géré le processus de l'intégration européenne. L'union monétaire, l'élargissement vers l'Est et l'adoption des critères de Maastricht de discipline fiscale ont tous entraîné des concessions significatives de souveraineté nationale au profit de Bruxelles, mais avec peu d'amélioration dans la vie quotidienne des gens pour qu'ils en aient tiré quelque chose. Les électeurs ont alors eu l'occasion de dire "non" à la dernière grande idée européenne et à la demande de leurs gouvernements : qu'ils stoppent leur fuite en avant que constitue l'intégration.
En tout et pour tout, à partir de l'été 2002, il était clair que le processus d'intégration européenne avait été dépouillé de ses racines post-2ème Guerre Mondiale et post-Guerre Froide. Que signifie "une union encore plus étroite" lorsque celle-ci englobe au 21ème siècle au moins 25 Etats disparates ? L'idée selon laquelle des gouvernements pourraient simplement retourner aux affaires comme d'habitude dans leurs réunions européennes à huis clos n'est tout simplement pas crédible. Alors comment le changement risque-t-il de se manifester au sein de l'UE dans les années à venir ? Le premier changement, et le plus remarquable, se produira dans la sphère économique.
[retour]Les Mécanismes Changeants de l'Intégration Economique
La création de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier en 1952 et l'établissement de la Communauté Economique Européenne en 1957 ont fait naître une intégration économique continue, qui a duré près de 50 ans, entre un nombre croissant d'états membres européens. Les étapes importantes de ce processus sont remarquables : l'élimination totale des barrières douanières, la création d'une union douanière et le démantèlement de la plupart des barrières autres que tarifaires qui entravaient le commerce et les investissements au sein de l'Union ; la libre circulation des capitaux, la libre circulation des visiteurs et des travailleurs dans une grande partie de l'UE ; la création d'une monnaie commune et l'établissement de la Banque Centrale Européenne qui a pris le contrôle de la politique monétaire pour 12 de ces états-membres. Ces étapes ont été rendues possibles et ont été menées grâce au développement continu des institutions politiques européennes — y compris l'introduction du vote à la majorité qualifiée pour une série croissante de questions microéconomiques et sociales — et au renforcement du rôle du Parlement Européen aux côtés du Conseil de l'Europe et de la Commission Européenne. De 1965 à 1995, les économies européennes ont grandi et sont devenues parmi les plus prospères et les plus généreuses en terme de bien-être social.
ENLISÉE DANS LA ROUTINE
Cependant, il existe aujourd'hui un sentiment profond que ce processus d'intégration économique européenne ne réussira pas à aider les états membres à relever le plus urgent de leur défi : rester compétitifs sous les pressions de la mondialisation économique. Il ne s'agit pas que d'une simple affaire de croissance économique qui continue d'être à la traîne derrière la croissance américaine et mondiale. Pendant la décennie écoulée, on a laissé se détériorer encore plus les faiblesses économiques structurelles de l'Europe. La plus significative de ces faiblesses est l'absence de préparation de la plupart des systèmes nationaux en matière de retraite et de santé face à la bombe démographique à retardement, prête à exploser au cours du premier quart de ce 21ème siècle. En Allemagne, par exemple, on estime qu'en 2025 il y aura 14% d'Allemands en moins en âge de travailler par rapport à aujourd'hui, et il est prévu que ce chiffre fera plus que doubler, pour atteindre 32% d'ici à 2050. [4]
Dans un avenir très proche, la capacité des gouvernements européens à se préparer pour cette crise démographique sera entravée par les coûts fiscaux engendrés par les hauts niveaux persistants de chômage en Europe continentale, qui à son tour se retranche largement derrière les politiques restrictives sur le travail dans des pays comme l'Espagne, l'Allemagne et la France, qui protègent les travailleurs actuels aux dépends de la création de nouveaux emplois pour les chômeurs. L'UE doit relever d'autres défis structurels pour sa compétitivité dans l'économie mondiale, tels que ses marchés de capitaux qui sont sous-développés et son investissement dans les technologies des communications et de l'information qui est insuffisant pour tirer la croissance de la productivité économique européenne.[5]
En 2000, les dirigeants de l'UE ont lancé la Stratégie de Lisbonne pour faire de l'économie européenne "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010".[6] Cette Stratégie contenait toute une série de propositions détaillées, y compris l'ouverture des marchés européens aux services financiers et à l'énergie, de même qu'à d'autres mesures favorables aux affaires. Pourtant, ainsi que le rapport récent de Wim Kok, l'ancien Premier ministre hollandais, l'a fait remarquer, la Stratégie de Lisbonne reposait lourdement sur les gouvernements nationaux pour qu'ils prennent en main les réformes structurelles dans des domaines qui ne relèvent pas de la compétence de l'UE.[7] Dans la période qui a précédé le Traité Constitutionnel, les gouvernements des états membres ont esquivé les choix difficiles qui étaient nécessaires au maintien de la Stratégie dans ses rails, discréditant l'idée d'utiliser l'UE comme véhicule pour assurer la promotion des réformes économiques nationales structurelles.
UNE ABSENCE DE CONSENSUS
Alors, quel effet l'échec de la ratification du Traité Constitutionnel risque-t-il de produire sur la capacité future de l'UE à servir de catalyseur pour pousser la croissance économique européenne ? Les dirigeants des trois plus grandes économies européennes ont cité cet échec pour claironner le rassemblement en vue d'un changement radical dans la politique économique de l'UE. Mais chacun des gouvernements propose une approche différente, basée sur leurs propres considérations intérieures et leurs préférences nationales. Le Premier ministre britannique, Tony Blair, cite l'expérience de son pays de ces huit dernières années et met en avant l'idée que les gouvernements européens doivent choisir entre la justice sociale et l'efficacité des marchés, bien que les syndicats, il est vrai, soient aujourd'hui faibles au Royaume-Uni et n'offrent pas beaucoup d'opposition. Blair a plaidé en faveur "d'une politique sociale moderne, pas d'une régulation et d'une protection de l'emploi qui peut sauver quelques emplois pendant quelques temps aux dépends de nombreux emplois dans le futur".[8] Le Premier ministre français, Dominique de Villepin, cite les demandes répandues en Europe de "plus de protection" et d'une "plus grande sécurité de l'emploi", et il soutient que l'Europe "ne peut pas se construire au travers des seules forces du marché",[9], d'autant plus qu'en France, les syndicats gardent une grande influence sur le secteur public (tant sur les fonctionnaires que sur les entreprises d'état) et comptent pour une part substantielle de la force de travail. Les candidats à la chancellerie lors des élections allemandes récentes étaient en désaccord sur la quantité de réforme vraiment nécessaire pour sauver les meilleurs aspects du modèle allemand, mais, ni eux, ni leur électorat, ne veulent se défaire de ses principales caractéristiques.
Le reste de l'Europe est également divisé sur les questions de réforme économique. En ce qui concerne la question d'ouvrir le marché européen à la clause sur les services, qui représentent 60% de l'économie européenne mais qui sont toujours largement dispensés des règles du programme du Marché Unique, des pays comme les Pays-Bas, la Pologne et la Slovaquie se sont joints au Royaume-Uni pour soutenir cette proposition. D'autres, comme l'Espagne, se sont joints à la France et à l'Allemagne dans le camp opposé. On ne peut pas non plus classer tous les pays membres de l'UE comme étant soit clairement pour, soit clairement contre la libéralisation du marché. Le gouvernement polonais précédent, par exemple, a soutenu l'ouverture du marché aux services mais était opposé à l'adoption d'une directive plus libérale de prise de pouvoir par l'UE ainsi qu'aux efforts de réduire les dépenses de la Politique Commune Agricole.
L'incapacité de la nouvelle chancelière allemande, Angela Merkel, de s'assurer le soutien d'une majorité pour son programme de réformes a jeté le doute sur le scénario d'un rapprochement de l'Allemagne avec le Royaume-Uni et d'autres pays — et même peut-être la France post-chiraquienne après l'élection de 2007 — pour aider à surmonter ces divergences nationales et jouer un rôle de leader dans la promotion des changements économiques structurels dans l'ensemble de l'UE. Si l'on ajoute les craintes liées aux implications économiques nées de l'élargissement de l'UE vers l'Est, il semble désormais peu probable que ces trois pays européens peuvent s'allier pour établir un agenda commun de réforme économique, comme ils l'avaient fait en 1985, lorsqu'ils contribuèrent à lancer le programme du Marché Unique. En conséquence, il est aussi improbable que des initiatives économiques audacieuses soient prises dans les toutes prochaines années au niveau européen. Que la Commission Européenne, qui est typiquement le moteur de la libéralisation économique européenne, ait décidé à la place non seulement de réduire son programme de régulations mais aussi d'orchestrer un "feu de joie d'inepties" en renonçant à quelques 60 éléments imminents de régulation européenne en constitue un signe révélateur.[10]
UN RETOUR AU NIVEAU NATIONAL
Toutefois, l'impasse actuelle concernant l'intégration économique au niveau européen ne veut pas nécessairement dire que la réforme économique sera bloquée en Europe. À la place, les gouvernements des états-membres vont probablement moins s'intéresser aux solutions de coopération et s'appuyer sur la promotion des réformes au niveau national. Aujourd'hui, la plupart des députés européens, y compris français et allemands, réalisent que le modèle socioéconomique franco-allemand de ces quarante dernières années, qui a mis l'accent sur les hauts niveaux de protection des travailleurs et sur les services de protection sociale, ne peut servir de modèle efficace tant pour leurs propres pays que pour les autres gouvernements européens. En même temps, ils réalisent de plus en plus que le modèle anglo-saxon plus dur, avec ses niveaux moins généreux de protection sociale et qui donne la préférence à des marchés non-régulés, n'est pas nécessairement la seule alternative. Des pays comme le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas et la Suède ont plutôt bien réussi économiquement ces dernières années en couplant des dépenses élevées pour l'éducation, la protection sociale et les services sociaux avec un marché du travail relativement dérégulé. Cette approche pourrait encourager d'autres gouvernements européens à poursuivre des expérimentations au niveau national en vue de mettre au point le mix correct de protection sociale et d'encouragement des marchés pour satisfaire à la fois leurs politiques économiques intérieures et les aspirations sociales.[11]
Ainsi que Merkel le faisait remarquer avant les élections allemandes, "La polarisation ne nous aide plus en Europe. En respectant les traditions de chaque pays — et notre tradition, en Allemagne, est l'économie sociale de marché — nous devrions essayer d'apprendre des succès des autres. Il n'y a pas un modèle social continental unique. Il n'y a que des faiblesses et des forces".[12] Un retour au niveau national pour apporter des réponses à l'inertie économique de l'Europe ne prédit pas nécessairement un détricotage correspondant des compétences et des rôles européens. Dans les années à venir, l'UE et ses institutions joueront probablement à la place un rôle de soutien plutôt qu'un rôle de moteur du développement économique européen. Il ne faut pas s'étonner de cette conséquence. Avec un budget qui représente seulement 1% du PIB des états-membres, qu'il faut comparer avec la moyenne de 45% pour les dépenses nationales, la gamme d'outils politiques mis en œuvre au niveau national excède de loin ceux à la disposition de l'UE ou de la Commission Européenne.
Entre autres fonctions, l'UE continuera de fixer les règles communes pour baliser le comportement des Etats à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières, en s'assurant que les marchés restent ouverts et en encourageant la concurrence. Pour empêcher les états-membres, au fur et à mesure qu'ils se replient sur eux-mêmes, de poursuivre entre eux des politiques de guéguerre économique en recourant aux subventions économiques nationales, l'UE continuera de les combattre. Elle continuera aussi d'apporter avec impartialité le cadre officiel pour examiner les résultats des états-membres et exercer sur eux d'éventuelles pressions, comme la Commission Européenne le fait déjà dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne et dans le domaine de la performance fiscale. Les institutions européennes comme la BCE peuvent aider à fournir la stabilité macroéconomique, tandis que les gouvernements concentreront leurs efforts sur les réformes microéconomiques au niveau national. Si cela marche, les gouvernements de l'UE et leurs électorats commenceront à apprécier l'Union, tant pour l'économie que pour les autres domaines. L'intégration économique est un multiplicateur de force pour ses états-membres, pas une alternative à l'action nationale.
[retour]Une Présence Internationale Croissante
L'UE est accusée depuis longtemps d'être un géant économique mais un nain politique sur la scène mondiale. Cependant, dans un futur proche et sens tenir compte de l'échec de la ratification du traité constitutionnel, alors même que les nations européennes se replient économiquement sur elles-mêmes, la pression exercée sur elles pour développer des politiques, y compris étrangères, mieux coordonnées sera probablement plus forte. On assiste à cette tendance depuis de nombreuses années, et encore tout dernièrement, lors du processus de l'élargissement vers l'Est, l'UE a fait étalage de ce qu'elle a de mieux à offrir en termes de politique étrangère "commune". Dans les années à venir, les exigences et le contexte continueront d'entretenir cette tendance. En effet, l'Europe sera plutôt aspirée hors du continent que poussée par une stratégie consciente et collective d'activisme externe accru, orchestrée par les dirigeants européens et les fonctionnaires de Bruxelles. Une fois encore, comme pour la sphère économique, un certain nombre de forces sont en jeu.
LE NOUVEAU VOISINAGE DE L'UE
L'UE est obligée d'investir des quantités croissantes de son temps et de ses ressources pour promouvoir la modernisation et la stabilité autour de ses périphéries orientale et du Sud, de la Moldavie au Maroc. Dans le passé, ces pays étaient secondaires aux préoccupations plus immédiates des états-membres. Aujourd'hui, l'expansion vers l'Est de l'UE a repoussé ses frontières vers des voisins plus instables qui ont le potentiel de saper la sécurité intérieure européenne, par la migration, la prolifération des armes, le trafic humain et de drogue, le crime et autres mouvements transnationaux de personnes et de matériel.
Toutefois, l'UE ne peut désormais plus compter sur l'offre d'accéder à l'état de membre pour inciter à la réforme et à la stabilité dans son voisinage proche. L'Union a plutôt atteint les limites de son expansion. On s'attend à ce que la Bulgarie et la Roumanie rejoignent l'UE d'ici 2008 et les pays de l'ancienne Yougoslavie sont sur le chemin de l'adhésion, qui finira par conduire à leur accession. Le retrait de cette promesse ferait courir le risque inacceptable que ces pays deviennent des paradis pour le crime organisé et les autres menaces transnationales. Dans les années à venir, la Turquie testera les dernières limites de l'adhésion et la signification du partenariat avec l'UE.
Le défi de l'UE est désormais celui de savoir comment projeter la stabilité sur les pays qui se trouvent à sa périphérie, alors que ses frontières sont de plus en plus rigides, sans l'outil politique et institutionnel puissant que représente l'offre d'une adhésion et dont elle a disposé dans les années 90 pour l'Europe Centrale et de l' Est. L'UE a mis au point un mécanisme alternatif pour s'engager avec ces pays : la Politique Européenne de Voisinage (PEV), qui rassemble toute une variété de pays autour de sa périphérie. L'objectif de la PEV est d'amener ces gouvernements vers une série de négociations sur leur gouvernance intérieure ainsi que sur les réformes politiques et économiques, en échange de niveaux accrus de dialogue politique et d'accès aux marchés européens. La PEV devient une entreprise majeure, avec un budget de 14,9 Mds € pour la période 2007-2013, à comparer avec approximativement 8,5 Mds € pour 2000-2006.[13]
L'envergure de la PEV est un rappel éclatant de l'ampleur des exigences et des pressions auxquelles l'UE doit faire face à sa périphérie. La démographie explosive et la performance économique pitoyable de l'Afrique du Nord et des pays de l'Est de la Méditerranée est une combinaison extrêmement inquiétante, aggravée par la volatilité politique croissante dans de nombreux pays impliqués.
La réussite du processus de réforme en Ukraine et de son extension à long terme vers ses voisins du Nord et du Sud est vitale, non seulement pour les Ukrainiens, mais aussi pour les futures relations de l'UE avec la Russie, qui lui fournit presque la moitié de ses importations de gaz et de pétrole (respectivement 43 et 42% en 2004).[14] En agissant seuls, les gouvernements européens ne peuvent espérer avoir un impact positif sur le changement de l'un quelconque de ces pays. Ils ne pourront échapper dans les années qui viennent à l'impératif d'avoir des politiques communes et des financements coordonnés.
L'INFLUENCE D'UNE MULTIPOLARITÉ MONDIALE ÉMERGENTE
Le deuxième mécanisme d'une politique étrangère européenne activiste va au-delà de la périphérie de l'UE et implique que les gouvernements membres réalisent qu'ils ne peuvent plus vivre avec la simple ambition d'être une puissance de sécurité régionale et une puissance civile mondiale. D'un côté, l'UE est assez vulnérable aux dangers que représentent les menaces transnationales d'aujourd'hui, telles que l'immigration illégale, le terrorisme international, la propagation rapide de maladies infectieuses et le trafic humain et de drogue. Comme nous l'avons remarqué plus haut, l'UE a désormais à ses frontières de l'Est et du Sud des voisins sous-développés incapables de servir de tampon contre des dangers plus lointains. Son espace économique intégré signifie que toute menace extérieure qui pénètre dans la coquille de l'UE peut se répandre facilement.
D'un autre côté, le monde attend de plus en plus de l'UE, qu'elle pense ou non être prête à assumer un rôle accru dans la communauté internationale. Des pays qui se trouvent bien au-delà de son voisinage, comme la Chine, l'Inde et la Russie, parmi d'autres, regardent l'UE comme un partenaire potentiel pour leurs priorités nationales et internationales. Le partenariat stratégique de l'UE avec la Chine est surtout emblématique de ce nouveau rôle mondial. Ce partenariat a été tiré en grande partie par la relation économique naissante entre les deux côtés ; l'UE est à présent le principal partenaire de la Chine. Il est aussi tiré par la capacité de l'UE à bien s'engager avec une puissance majeure montante comme la Chine, grâce à son approche diplomatique progressiste qui recherche le consensus et qui reflète naturellement le processus interne de négociation qui a lieu quotidiennement entre les états-membres sur leur programme d'intégration. Les résultats pratiques de cette approche restent à prouver, notamment en termes d'influence sur le comportement de la Chine sur des questions aussi diverses que les droits de l'homme, la protection de la propriété intellectuelle et les relations avec Taiwan. Néanmoins, l'intensité même et l'étendue des dialogues bilatéraux dans lesquels les deux côtés sont engagés fera de l'UE, au mieux, le partenaire principal de l'intégration graduelle de la Chine dans le système international ou, pour le moins, compliquera la conduite de la diplomatie avec la Chine pour les autres pays, comme les Etats-Unis et le Japon.[15]
AMBIVALENCE VIS-À-VIS DES ETATS-UNIS
Le troisième mécanisme essentiel du rôle international naissant de l'UE provient des perceptions changeantes du rôle des Etats-Unis dans le monde. Les Etats-Unis se trouvent à un point de retournement en termes d'autorité et d'influence internationales. Au début de son premier mandat, l'administration Bush a cherché à revenir sur une grande partie de l'agenda multilatéral que ses prédécesseurs avaient accepté ou qui restait de l'époque révolue de la concurrence bipolaire des superpuissances. Après les attaques du 11 septembre, l'administration Bush a déplacé la lutte vers les terroristes, partout où elle pensait qu'ils ou leurs supporters se trouvaient. Dans son deuxième mandat, cette administration a mis l'accent sur sa mission de répandre la démocratie et la liberté aux parties du monde privées de ces valeurs. Ces deux approches ont rendu nerveux de nombreux alliés et d'autres pays. Les premiers étant inquiets des conséquences imprévisibles des actions des Etats-Unis pour la stabilité régionale ou mondiale et les derniers craignant de devenir les cibles des actions des Etats-Unis.
Dans ce contexte, l'accent qui a été mis sur la diplomatie par les gouvernements européens, via les consultations, les institutions et les accords multilatéraux, comme préalables à la paix mondiale, se dresse souvent contre l'approche des Etats-Unis. Cette emphase, couplée avec son levier économique mondial, peut faire de l'UE un partenaire de plus en plus séduisant pour les autres pays dans leurs relations internationales. Les Etats-Unis ont été l'un des conducteurs-clés de l'intégration européenne, de même qu'ils l'ont facilitée à long terme, en apportant l'impulsion économique originelle et la garantie de sécurité qui en a découlé sous laquelle l'UE s'est développée pendant les 50 premières années de son existence. Il est ironique, alors, que le désir de nombreux membres européens de se différencier des Etats-Unis soit une motivation importante interne de la coopération et de l'intégration européennes dans le domaine de la politique étrangère. Cette différenciation peut aussi servir de motivation externe importante vers la même finalité, alors que les puissances montantes de la planète essayent de faire de l'Europe un pôle alternatif aux Etats-Unis.
SAISIR LE BON MOMENT ?
Dans de telles circonstances, la question-clé est : Comment l'UE répondra-t-elle à la demande qui consiste à lui faire jouer un rôle international plus actif ? D'un côté, les contraintes d'une action européenne cohérente sur la scène mondiale continueront d'être importantes dans un avenir prévisible, que ce soit à cause d'un manque de focalisation stratégique parmi les 25+ états-membres, y compris le désir de certains de marcher en cadence avec les Etats-Unis et le désir d'autres que l'UE se diversifie d'une façon plus explicite ; des capacités militaires limitées ; ou simplement les effets paralysants de ce qui restera probablement largement un processus politique de sécurité et d'affaires étrangères intergouvernemental. De plus, peu de pays européens ont un véritable intérêt en politique étrangère au-delà de la périphérie européenne.
D'un autre côté, les contours d'un rôle européen plus actif sur la scène mondiale commencent à devenir visibles. Il y deux ans, les gouvernements européens se sont mis d'accord sur leur première Stratégie Européenne de Sécurité (SES), un document qui expose les principales menaces planétaires à la sécurité européenne ainsi que les moyens préférés pour les botter en touche.[16] Le SES servait à rappeler que la division qui s'est produite en 2002-2003 entre les soi-disant ancienne et nouvelle Europe, à propos de l'invasion américaine de l'Irak, représentait plus l'exception que la règle en ce qui concerne la manière dont les états-membres perçoivent les défis planétaires. Au-delà d'un consensus émergeant sur les vastes menaces à la sécurité européenne, les politiques de l'UE vis-à-vis de l'Iran, de la Chine et de l'Afghanistan, de même que le processus de paix au Moyen-Orient, sont des domaines dans lesquels il y a un accord politique — pas la division — entre les états-membres sur une stratégie élargie. D'autres domaines où l'accord n'est pas visible sont les positions communes de l' UE établies sur les questions globales, telles que l'Afrique, mises en lumière par la présidence britannique de l'UE dans la deuxième moitié de 2005.
Même dans le cas de la politique européenne vis-à-vis de la Russie — une question actuellement plus controversée entre les états-membres — il ne faudrait pas sous-estimer la puissance de la socialisation interne européenne à susciter une stratégie plus commune à l'avenir. En d'autres termes, au fil du temps, l'habitude de se consulter constamment et de préférer construire un consensus — une des marques de fabrique du processus européen en politique étrangère — pourrait réduire l'écart entre la profonde suspicion qu'inspire le gouvernement de Poutine aux nouveaux états-membres et la préférence pour des approches plus conciliantes que partagent d'autres états-membres situés plus loin des frontières russes. Le soutien que l'UE a fini par apporter en 2004 à la Révolution Orange en Ukraine a démontré un autre aspect de la flexibilité croissante de l'UE élargie dans sa prise de décision en matière de politique étrangère : la bonne volonté de la majorité à s'incliner, après une consultation appropriée, devant les intérêts des nations les plus proches ou qui ont un intérêt plus direct dans le défi de politique étrangère à portée de main, même lorsque, comme ce fut le cas pour l'Ukraine, ceux-ci font partie de ses membres les plus récents.
Enfin, les gouvernements européens font à présent un effort pour mettre à la disposition de leur politique étrangère commune des capacités accrues. Parmi celles-ci, on retrouve les propositions constitutionnelles que les gouvernements ont approuvées, consistant à créer un nouveau corps diplomatique et un ministre des affaires étrangères européen[17], et une focalisation renouvelée sur l'acquisition de certaines capacités militaires, nécessaires pour soutenir les ambitions diplomatiques accrues de l'UE. Bien que l'UE ne puisse pas combler le fossé qui la sépare des Etats-Unis en matière de dépenses pour la défense, ses membres cherchent à maximiser l'impact de leurs ressources limitées : modestement, au moyen de la création de forces militaires multinationales à déploiement rapide, comme le fameux groupe de combat européen ; ambitieusement, en investissant dans le système de positionnement global par satellite, Galiléo ; et, de façon innovante, en développant des forces européennes de maintien de l'ordre pour éviter les conflits et permettre la stabilisation après les conflits.[18] On peut voir la volonté des gouvernements européens de mettre en œuvre leurs capacités collectives dans l'expansion visible de l'armée européenne et des autres déploiements de sécurité sous commandement européen en Bosnie-Herzégovine, dans la République Démocratique du Congo, au Darfour et dans la région de Banda Aceh [en Indonésie]. Au-dessus de ces capacités naissantes, l'UE garde le pouvoir de dicter aux autres pays les termes de l'accès à ses marchés commerciaux.
Même si les contraintes structurelles sur la capacité de l'UE à forger des politiques étrangères communes cohérentes risquent de persister, les observateurs ne devraient pas sous-estimer à quel point le monde extérieur force les gouvernements européens à mieux coordonner leurs politiques étrangères ou jusqu'où les états-membres pourraient choisir de se montrer à la hauteur du défi. Ces deux forces ont toutes les chances de continuer à tirer l'intégration européenne dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité malgré l'échec du traité constitutionnel.
[retour]Les Nouvelles Dimensions de la Sécurité Européenne
Alors même que les gouvernements européens sont obligés de travailler plus étroitement entre eux pour répondre aux exigences d'un monde envahissant, ils font face à des pressions plus urgentes pour ouvrir de nouveaux boulevards d'intégration de façon à affronter les menaces changeantes contre leur sécurité extérieure. Le troisième pilier de l'UE, qui se concentre sur la justice et les affaires intérieures, a été traditionnellement le parent pauvre dans le triumvirat de l'intégration européenne. À présent, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme en Europe, ces rôles pourraient être temporairement inversés.
L'IMMIGRATION
La création du troisième pilier de l'intégration européenne dans le Traité de Maastricht reflétait le besoin croissant qu'éprouvaient les gouvernements des états-membres, après avoir supprimé dans toute l'Europe les barrières à la libre circulation des personnes, de coordonner la question sensible de leurs immigrations nationales et de leurs politiques d'asile. Depuis Maastricht, il y a eu une brusque montée de l'immigration en provenance d'Afrique du Nord et du sud-est de l'Europe. Un exemple : récemment, l'ECAS [European Citizen Action Service] a rapporté que depuis le dernier élargissement de mai 2004, 175.000 travailleurs des huit nouveaux pays-membres d'Europe centrale se sont enregistrés pour travailler au Royaume-Uni — 56% d'entre eux venant de Pologne. Selon ce même rapport, le gouvernement irlandais — seul pays d'Europe de l'ouest avec le Royaume-Uni à ne pas avoir imposé de limites à l'entrée des travailleurs venant des nouveaux pays-membres — a délivré 85.000 numéros de sécurité sociale aux migrants de ces pays. Ce chiffre peut sembler marginal mais il représente une augmentation de 2% de la population irlandaise.[19] La France, l'Espagne et l'Italie ont dû aussi faire face à de vastes flots d'immigration depuis l'Afrique du Nord. Cette tendance a été mise en lumière de façon spectaculaire en octobre par les tentatives d'invasion de Ceuta et de Melilla, les protectorats espagnols au Maroc, par des migrants cherchant à entrer en Espagne par ces deux portes d'entrée nord-africaines.
Etant donnée la facilité avec laquelle ces migrants peuvent se déplacer à l'intérieur de l'UE, une fois qu'ils ont réussi à y pénétrer, c'est aux niveaux nationaux et européens que les gouvernements doivent apporter une réponse à cette montée précipitée de l'immigration. Depuis la réunion du Conseil Européen qui s'est tenue en 1999 à Tampere, en Finlande, la construction d'approches et de politiques communes vis-à-vis de l'immigration et des conditions d'accès au statut d'asile des ressortissants du tiers-monde est devenue une priorité sur l'agenda européen. Le Conseil des Ministres de l'UE est parvenu à toute une série d'accords dans ce domaine. Ces derniers ne couvrent pas seulement les travailleurs immigrés, mais aussi les étudiants des pays du tiers-monde, les stages professionnels et les bénévoles. Ils incluent la directive de février 2003, sur le droit au rapprochement familial pour les ressortissants d'un pays du tiers-monde légalement installés dans un état-membre de l'UE, et la directive de janvier 2004, accordant le "statut de résident à long terme" aux nationaux des pays du tiers-monde qui résident légalement depuis au moins cinq années dans un état-membre.[20]
Pourtant, la coordination des politiques d'immigration et d'asile ne prend en compte au mieux que la moitié du défi politique auquel sont confrontés les gouvernements européens. Il se peut que le premier défi consiste à affronter l'animosité historique de leurs sociétés vis-à-vis de l'immigration. Le ressentiment populaire envers les immigrés a été nourri par les hauts niveaux de chômage en Europe et les craintes relatives à la sécurité de l'emploi. Cependant, cette hostilité trouve ses racines dans cette croyance, commune aux Européens, selon laquelle les travailleurs immigrés ne traversent leurs frontières que pour une période temporaire, qu'ils sont littéralement des travailleurs invités. Cette supposition ne tient pas, puisque la grande majorité des immigrés se sont installés dans toute l'Europe et ont servi d'aimant pour d'autres flux migratoires.
Dans les années à venir, les gouvernements et les citoyens européens devront encourager une culture d'intégration. Celle-ci ne devra plus tolérer, ni nourrir, le désir des autochtones d'exclure les étrangers, ni céder aux demandes ou au désir des immigrés de rester à part. L'urgence de répondre à ce défi est double. Un, pour améliorer la stabilité sociale et la sécurité intérieure de l'Europe ; deux, pour assurer le bien-être économique de l'Europe. Bien que la mise en œuvre de politiques d'immigration, modernisées et coordonnées, ne soient pas la panacée pour répondre aux défis plus larges, démographiques et économiques, auxquels le continent est confronté, de telles politiques doivent former la pierre angulaire de la réponse coordonnée des gouvernements de l'UE aux crises de population imminentes dans leurs pays.
LA MENACE INTÉRIEURE
Malheureusement, à la suite des attaques du 11 septembre et, plus récemment, des attaques terroristes de Madrid et de Londres, ce qui relevait d'abord du troisième pilier de l'UE (le besoin fonctionnel d'améliorer la coordination des politiques nationales d'immigration et d'asile) a évolué en une priorité plus urgente. Après les attaques du 11 septembre, l'éventualité pour les pays européens de devenir la cible d'un terrorisme inspiré par al-Qaïda a été bien acceptée, surtout après la promesse des gouvernements européens, fin septembre 2001, de soutenir politiquement et militairement la défaite d'al-Qaïda en Afghanistan. Cependant, les attaques terroristes de Madrid, en mars 2004, et à Londres, en juillet 2005, de même que la découverte, ces quatre dernières années, de cellules terroristes locales, en Italie, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, ont ouvert les yeux des gouvernements européens sur la nature radicalement différente des menaces qui planent aujourd'hui sur la sécurité, par rapport à celles que posaient l'empire soviétique durant la Guerre Froide et les mouvements nationalistes ou anarchistes des années 70 et 80.
Le nouveau terrorisme européen est exposé à une faille de la société qui existe depuis longtemps et qui a largement échappé à l'attention des agences de renseignements et de maintien de l'ordre. Il est désormais clair pour la plupart des analystes gouvernementaux et académiques que les pays de l'UE ont une quantité alarmante de citoyens musulmans issus de l'immigration, principalement de première génération, mais aussi de deuxième et de troisième génération, qui souffrent d'une crise profonde d'identité qui les rend vulnérables.[21] Ces personnes travaillent fréquemment comme les nationaux et sont des citoyens à l'intérieur de leur patrie d'adoption européenne, mais elles vivent au sein de communautés qui les relient plus étroitement à leur pays d'origine. Ces personnes se sentent très souvent étrangères, à la fois dans les deux pays, et c'est pourquoi elles sont particulièrement vulnérables aux discours de persécution, de victimisation et de rédemption qu'offrent les groupes islamistes extrémistes. En conclusion, il est particulièrement inquiétant que des terroristes potentiels issus de ce milieu n'aient pas besoin de se rendre dans un pays comme le Pakistan ou de revenir d'un voyage de combat en Irak pour être motivés ou suffisamment capables de monter une attaque dévastatrice.
Les effets du terrorisme, à la fois violents, économiquement perturbateurs et potentiellement catastrophiques, combinés à la faculté de ceux qui les commettent de tirer avantage des frontières poreuses de l'Europe et de la non-coordination des agences de renseignements et de maintien de l'ordre nationales, pour lancer leurs attaques, en font un domaine autant naturel que pressant de renforcement de la coopération inter-européenne. C'est aussi une nouvelle façon de tester la pertinence et l'ambition de l'UE, ainsi que la série de rencontres au sommet des ministres européens de l'intérieur l'a montré ces dix-huit derniers mois, depuis les attaques de Madrid en mars 2004. Le véritable agenda à venir de cette coopération que ces réunions ont révélé est énorme : coordonner la protection et la surveillance des frontières européennes ; partager l'information sur les menaces et les intentions terroristes ; garantir l'efficacité du mandat d'arrêt commun européen et celle des traités d'extradition mutuels ; aligner les approches judiciaires en rendant admissibles les preuves ainsi collectées dans les procès des terroristes ; préserver la vie privée en retenant des informations ; et, coordonner les plans pour apporter des réponses d'urgence et effectuer les reconstitutions après d'éventuelles attaques.
Comme pour le domaine de la politique étrangère, les obstacles à une coordination efficace européenne sont nombreux et significatifs dans l'ensemble du champ de la justice et des affaires intérieures, un domaine dans lequel les pays-membres ont, par exemple, des systèmes judiciaires différents, des lois nationales de maintien de l'ordre et des agences de renseignements disjointes, et de sérieuses pénuries de financement pour la technologie et la formation des personnels. Pourtant, les accords récents destinés à combattre le terrorisme en Europe, conclus le 13 juillet 2005 lors de la réunion des ministres de l'intérieur de l'UE, confirment que tous les gouvernements sont conscients du fait qu'ils peuvent, malgré l'échec des référendums constitutionnels, utiliser à la fois des coordinations informelles et faire passer des lois officielles sous les auspices de l'UE, afin de répondre plus efficacement à ce danger partagé, au moyen d'une action collective. Ce qu'ils n'auraient pu faire au niveau national.[22]
La Prochaine Phase de l'Europe
En dépit du désarroi causé par le rejet du traité constitutionnel, les trois principaux fils conducteurs de la coordination et de l'intégration européennes restent les mêmes qu'ils étaient à la fin de la Guerre Froide et lors de la ratification du Traité de Maastricht : intégration économique, coordination de la politique étrangère et sécurité intérieure renforcée. Toutefois, l'Europe entre à présent dans une période qui verra un changement important dans l'équilibre des priorités entre ces trois fils conducteurs. La capacité des gouvernements européens à arracher des gains réels de performance économique avec une intégration économique plus profonde au niveau européen atteint sa limite pratique et politique.
La mise en place à grande échelle du programme du Marché Unique dans le domaine des services financiers et professionnels peut offrir des gains aux états-membres. Mais les gouvernements doivent toujours préparer d'abord leurs économies au niveau national pour répondre aux pressions d'une économie européenne interne devenue plus compétitive depuis l'élargissement, de même qu'aux pressions d'une économie mondialisée en expansion constante et plus concurrentielle. En conséquence, une majorité de gouvernements européens doit désormais se focaliser individuellement sur le difficile processus intérieur de réforme de leurs Etats providence et de leurs contrats sociaux. Pendant cette période, l'UE sera plus efficace pour faciliter et arbitrer que pour fixer l'agenda.
Avec le premier pilier de l'UE [le programme européen d'intégration économique] qui entre dans une phase de consolidation, qu'elle soit temporaire ou non, le troisième pilier européen [la coordination des politiques dans le domaine de la justice et des affaires intérieures] sera, dans un futur proche, le noyau principal de l'intégration européenne. Beaucoup reste à accomplir dans ce domaine, mais la nécessité d'agir collectivement pour répondre aux nouvelles exigences de sécurité intérieure n'est pas une proposition controversée. Elle a l'avantage d'impliquer tous les états-membres autour d'un objectif commun, alors même qu'elle se disperse dans toutes sortes de compétences nationales les plus chères. La recherche de nouveaux modes de coopération et d'intégration dans ce domaine promet d'être un nouveau moteur vital de l'intégration européenne et elle a aussi le potentiel pour ouvrir de nouveaux boulevards dans la coordination nord-atlantique.
Alors même que les gouvernements européens développent leur troisième pilier de l'intégration et se recroquevillent économiquement, la pression qui s'exerce sur eux pour un engagement international plus grand a toutes les chances de croître. La pure taille de l'économie européenne, l'instabilité de sa périphérie, l'ascension de nouvelles puissances mondiales, la prolifération de menaces extérieures à sa sécurité et l'ambivalence européenne et mondiale croissante vis-à-vis du leadership des Etats-Unis sont ensemble en train de pousser l'UE, qu'elle soit prête ou non, dans un rôle d'acteur de premier plan sur la scène mondiale. Ce développement posera de sérieux défis à l'Union. Tous les états-membres ne seront pas intéressés ou capables de répondre — ou moins envie de répondre — à la demande d'un plus grand engagement international. Des groupes de contact informels du type de celui de l'UE-3 (la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni) pour s'occuper de la question nucléaire iranienne peuvent être une solution à court terme, mais il sera vital que le reste de l'UE participe à cette approche, si l'Europe veut engranger les résultats d'une diplomatie plus active.
Les états-membres trouveront aussi qu'il est difficile de consacrer toute l'attention politique et les ressources qui sont nécessaires à la poursuite d'une politique étrangère commune plus active, lorsqu'ils s'attachent simultanément à faire voter des programmes de réformes intérieures discutables. Cela pourrait prendre à l'UE jusqu'à une décennie pour traduire une croissance soutenue de ses économies nationales-clés en ces sortes de capacités politiques ou économiques requises qui lui permettrait d'agir sur la scène mondiale d'une façon plus active que réactive.
Néanmoins, une UE à laquelle on demande d'être plus affirmative, et qui en ressent la nécessité, aura inévitablement un impact croissant sur les relations internationales. Aussi lente et réactive que la prise de décision intergouvernementale pourra demeurer, le simple poids de sa présence, représentant 25% du PIB mondial et 30% de l'aide internationale, et avec une portée diplomatique et de sécurité croissante, présage inévitablement de l'émergence d'un ordre mondial plus complexe. Même si une majorité de ses membres essaient de maintenir les liens d'un partenariat transatlantique, le fait est que l'UE elle-même et d'autres puissances mondiales disposeront d'alternatives au leadership américain. Ainsi que l'imbroglio récent à propos du souhait de l'UE de lever l'embargo sur les armes qui vise la Chine l'a révélé, les décideurs américains ne sont plus en mesure de supposer que leurs alliances dans le monde, leurs engagements aux traités et leurs déploiements de troupes leur donneront l'espace nécessaire pour définir l'agenda diplomatique dans les régions-clés du monde, de l'Asie Orientale au Moyen-Orient.
Malgré la perte de direction stratégique en Europe, précipitée par l'échec de la ratification du traité constitutionnel, les états-membres semblent s'embarquer dans une nouvelle phase de leur processus d'intégration. Ils cherchent de nouveaux modèles d'organisation économique à l'intérieur de l'Union qui répondent à leurs besoins individuels sociaux et économiques. Mais ils se tournent aussi vers l'extérieur, ils regardent le reste du monde en général, et prennent de plus en plus conscience qu'être économiquement engagé mais politiquement détaché n'est plus une option viable. En même temps, les états-membres se tournent les uns vers les autres avec des niveaux accrus d'intensité pour traiter les nouvelles menaces à leur sécurité intérieure. Il se peut que l'UE souffre de son absence de constitution et qu'elle soit destinée à être une union moins que parfaite. Mais ses membres et ses institutions ont une bonne chance de sortir renforcés de la période difficile qui l'attend. Le test-clé pour un tel résultat réside dans la capacité des états-membres de déverrouiller le potentiel économique que contiennent leurs économies nationales stables, talentueuses et bien développées. Si chaque état-membre ne prend pas les mesures nécessaires pour améliorer sa compétitivité nationale et son dynamisme économique, les tensions sur son tissu social s'intensifieront, et l'UE ne possèdera ni la confiance en elle ni les ressources pour vivre au niveau de son potentiel mondial. L'opportunité de changer le cours est entre les mains des citoyens et des dirigeants européens, pas dans les mots et les arrangements institutionnels de son traité constitutionnel.
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Notes:
[1] Cet objectif a toujours été proclamé par le Traité de Rome.
[2] Voir Robin Niblett, "Shock Therapy," (en anglais) Euro-Focus 11, no. 2(3 juin 2005).
[3] Euro-baromètre, "La Constitution Européenne: Sondage Post-Référendum en France," juin 2005.
[4] Richard Jackson, "Germany and the Challenge of Global Aging," (en anglais) mars 2003.
[5] Pour plus de détails sur les causes d'une faible productivité européenne, voir Bart van Ark, Robert Inklaar et Robert H. Guckin, "ICT and Productivity in Europe and the United States: Where Do the Differences Come From?" (fiche de travail, The Conference Board, Centre for Economic Research, Groningen, Pays-Bas, octobre 2003).
[6] En savoir plus sur la Stratégie de Lisbonne.
[7] "Relever le Défi: La Stratégie de Lisbonne pour la croissance et l'emploi," novembre 2004 (rapport du Groupe de Haut Niveau présidé par Wim Kok).
[8] Discours de Tony Blair au Parlement Européen, le 23 juin 2005.
[9] Dominique de Villepin, discours à l'Assemblée Nationale, Paris, le 8 juin 2005.
[10] "La manœuvre de l'UE pour Réduire la Masse de Paperasserie", BBC News, 27 septembre 2005.
[11] Pour en savoir plus sur cette idée, voir André Sapir, "La Mondialisation et la Réforme des Modèles Sociaux Européens" (article, Réunion Informelle de l'ECOFIN, Bruegel, Manchester, 9 septembre 2005).
[12] Angela Merkel, interviewée par Bertrand Benoit, Financial Times, 21 juillet 2005, p. 15.
[13] Plus d'informations sur la PEV (en anglais).
[14] Pour en savoir plus, voir Fiona Hill, "Beyond Co-Dependency: European Reliance on Russian Energy." (en anglais) U.S.-Europe Analysis Series, juillet 2005.
[15] Plus en savoir plus sur les relations entre l'UE et la Chine, voir David Shambaugh, "China and Europe: The Emerging Axis," Current History 103, no. 675 (septembre 2004): 243-248; David Shambaugh, "The New Strategic Triangle: U.S. and European Reactions to China's Rise," The Washington Quarterly 28, no. 3 (Eté 2003): 7-25.
[16] La Stratégie Européenne de Sécurité
[17] l'UE et les sanctions (en anglais)
[18] Pour en savoir plus sur l'Intégration Européenne de Défense, voir Michèle Flournoy et Julianne Smith, eds., "European Defense Integration: Bridging the Gap Between Strategy and Capabilities," (en anglais) octobre 2005.
[19] Julianna Traser, Monika Byrska, et Bartosz Napieralski, "Report on the Free Movement of Workers in EU-25: Who's Afraid of EU Enlargement?" septembre 2005.
[20] Pour en savoir plus sur Vers une politique communautaire en matière d'immigration.
[21] Pour en savoir plus sur la crise d'identité musulmane en Europe, voir : Shireen T. Hunter, éd., Islam: Europe's Second Religion (Washington, D.C.: Praeger/CSIS Press, 2002); Timothy M. Savage, "Europe and Islam: Crescent Waxing, Cultures Clashing," The Washington Quarterly 27, no. 3 (été 2004): 25-50.
[22] Pour en savoir plus sur la Réunion Extraordinaire du Conseil de l'Europe sur la Justice et les Affaires Intérieures