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al-Nakba

La Catastrophe Palestinienne,
Hier et Aujourd'hui

par Sandy Tolan

TomDispatch.com, mardi 11 juillet 2006

Au prétexte de forcer la libération d'un unique soldat, "kidnappé par des terroristes" (ou, si vous préférez : "capturé par la résistance"), voici ce qu'Israël a fait :

— il a arrêté des membres d'un gouvernement démocratiquement élu;
— bombardé son ministère de l'intérieur, les bureaux du Premier ministre et une école;
— menacé un autre Etat souverain (la Syrie) par un survol menaçant;
— jeté des tracts du ciel, mettant en garde de faire du mal à la population civile si elle ne "suit pas tous les ordres des FDI" (Forces de Défense Israéliennes);
— lâché des "bombes sonores nocturnes" sous les ordres du Premier ministre israélien, pour "s'assurer que personne ne dormira la nuit à Gaza";
— tiré des missiles sur des zones résidentielles, tuant des enfants;
— démoli une centrale électrique qui était le seul générateur d'électricité et d'eau courante pour des centaines de milliers de Gazéens.

Les familles palestiniennes, assiégées et piégées dans Gaza bouclée, ne font bien souvent plus qu'un seul repas par jour, à la lumière des bougies. Pourtant leur condition désespérée reste largement ignorée par un monde accoutumé aux mesures israéliennes extrêmes, au nom de la sécurité :

— près de 10.000 Palestiniens sont enfermés dans les geôles israéliennes, dont un grand nombre l'est sans inculpation;
— 4.000 maisons de Gaza et de Cisjordanie ont été démolies depuis 2000 et centaines d'hectares d'oliveraies ont été arrachées;
— trois fois plus de civils tués dans les territoires qu'en Israël, beaucoup d'entre eux à cause des "dommages collatéraux" lors d'opérations impliquant l'assassinat de militants suspects.

"Réveillez-vous !", s'est écrié fin juin depuis Gaza le jeune journaliste palestinien Mohammed Omer, sur les ondes de la radio de San Francisco, dans son émission Discussions Arabes. "Les gens à Gaza sont affamés. Il y a une véritable crise humanitaire. Nos enfants sont nés pour vivre. Ces gens-là n'ont-ils pas de cœur ? Aucun sentiment ? Le monde se tait !"

Pour les Palestiniens, le cri d'Omer exprime l'opinion collective, selon laquelle le monde considère la vie d'un Arabe comme infiniment moins précieuse que la vie d'un Israélien et qu'il n'y a pas de limite à la souffrance infligées aux Palestiniens innocents pour justifier le retour d'un unique soldat juif.

Cette opinion — ainsi que la colère et l'humiliation qu'elle alimente — a été rapportée à la maison encore et toujours pendant des décennies de pilonnages, de guerres et de soulèvements. Les paroles de lamentation d'Omer forment un véritable mantra, faisant écho à la première guerre entre les Arabes et les Juifs, et en particulier à ces cinq jours embrasés de mi-juillet, il y a 58 ans.

"La Catastrophe"

La guerre israélo-arabe de 1948, que l'on appelle "Guerre d'Indépendance" en Israël, les Palestiniens l'appellent al-Nakba ou "La Catastrophe". Pour des générations d'Américains, qui ont grandi avec l'histoire héroïque de la naissance d'Israël — surtout celle que raconte Leon Uris dans son livre "Exodus" —, al-Nakba n'y a pas sa place. Pourtant, cette blessure palestinienne profonde et la puissance de son souvenir, aujourd'hui, ne peuvent tout simplement pas être ignorés comme s'ils n'avaient jamais existés.

L'obscur anniversaire dont nous parlons, 11-15 juillet, est peu connu en dehors de la mémoire palestinienne. Pourtant il a contribué à forger la fureur, l'action militante et la nostalgie de la terre dans un exil qui alimente aujourd'hui le conflit. En fait, il n'est pas possible de comprendre les incendies d'aujourd'hui sans une première compréhension de la Nakba, et en particulier ce qui s'est produit sous le soleil brutal, juste à l'Est de Tel Aviv, au milieu de l'été 1948.

Le 11 juillet 1948, un convoi de half-tracks et de jeeps du 89ème Bataillon de Commandos Israéliens s'est approché de la ville arabe de Lydda, sur la plaine côtière de Palestine. Les 150 soldats faisaient partie d'une force de combat importante, constituée de survivants de l'Holocauste — à peine descendus des bateaux et eux-mêmes dépossédés par la catastrophe européenne — ainsi que de Juifs nés en Palestine, qui avaient affûté leurs techniques de combat avec l'armée britannique pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Leurs jeeps étaient surmontées de mitrailleuses tchèques et allemandes, chacune capable de tirer 800 coups à la minute. Le chef de ce bataillon, un jeune colonel du nom de Moshé Dayan, avait fait passer l'ordre d'effectuer une attaque éclair reposant sur la puissance de feu et la surprise totale.

Cette guerre avait officiellement commencé en mai, après des mois d'hostilités entre les Arabes et les Juifs. En novembre 1947, les Nations-Unies avaient voté la partition de la Palestine en deux Etats, l'un pour les Arabes et l'autre pour les Juifs. Pour le mouvement sioniste, comme pour de nombreuses personnes dans le monde entier, ceci représentait la garantie d'un havre sûr pour les Juifs au lendemain de l'Holocauste. Cependant, la majorité arabe en Palestine se demandait pourquoi ils devraient être la solution à la tragédie juive en Europe. Ils possédaient la grande majorité de la terre, dont 80% des vergers d'agrumes et des champs de céréales. Et la population arabe qui tombait du côté juif de la partition n'avait aucun désir de devenir une minorité sur leur propre terre. Ils voulaient un Etat à majorité arabe pour l'ensemble du peuple palestinien et ils appelèrent à l'aide les Etats arabes voisins pour empêcher les Juifs d'établir l'Etat d'Israël.

Dans les premiers mois de 1948, les combats s'intensifièrent. En avril, un massacre perpétré par la milice juive Irgoun, dans le village arabe de Deir Yacine, a déclenché des vagues de terreur dans toute la Palestine arabe ; cela provoqua, en représailles, le massacre de médecins et d'infirmières juifs par les Arabes, sur la route de l'Hôpital Hadassah, près de Jérusalem. Pendant ce temps, après Deir Yacine, les villageois arabes s'enfuirent par milliers en quête d'un havre sûr, avec l'intention de revenir une fois les hostilités terminées.

Le 12 mai, la ville côtière arabe de Jaffa tomba et les réfugiés commencèrent à s'entasser dans les rues de Lydda et de la ville voisine, al-Ramla. Le lendemain, dans un discours prononcé devant le conseil provisoire juif, David Ben Gourion déclara l'indépendance d'Israël et le 15 mai, les armées arabes traversèrent les frontières pour lancer des attaques sur le nouvel Etat juif. Sur le terrain, contrairement à ce qui a été dit plus tard à de très nombreuses reprises en Occident, les forces combattantes arabes et juives étaient relativement égales lorsque la guerre a commencé. Pendant un temps, les Arabes ont semblé avoir un léger avantage. Mais, lors d'une trêve qui débuta le 11 juin et qui dura quatre semaine, Israël put rompre l'embargo des Nations-Unies sur les armes et, lorsque la guerre reprit début juillet, Israël avait alors un avantage décisif.

Le 11 juillet, en fin d'après-midi, le convoi du Bataillon 89 quitta un chemin de poussière et fonça sur Lydda en vrombissant. Arrivés aux abords de la ville, [les commandos israéliens] commencèrent à tirer depuis les mitrailleuses qui surmontaient le convoi — des dizaines de milliers de cartouches en quelques minutes. "Tout ce qui se trouvait dans leur direction mourut", écrivit le correspondant du Chicago Sun Times, dans un article intitulé "Blitz Tactics won Lydda" [la tactique de bombardement massif a vaincu Lydda]. Les Commandos laissèrent la place à l'armée régulière israélienne, qui occupa Lydda et mit brutalement fin à un bref soulèvement local : 250 personnes y trouvèrent la mort, dont au plus quatre soldats israéliens, ainsi que 80 civils désarmés, qui se trouvaient dans une mosquée locale. Pendant ce temps, les avions israéliens mitraillaient ces deux villes et larguaient des tracts exigeant des Palestiniens qu'ils fuient vers l'Est, en direction du Royaume de Transjordanie. Les médecins palestiniens locaux travaillaient fiévreusement, sans électricité, utilisant des bandes découpées dans des draps pour les bandages alors qu'ils luttaient pour sauver les blessés.

Le jour suivant, le Commandant Yitzhak Rabin ordonna l'expulsion de la population civile arabe de Lydda et de la ville voisine d'al-Ramla.

Entrée chancellante dans l'Histoire

Ces expulsions ont été pendant longtemps un sujet de discorde pour ceux qui voient Israël seulement à travers la loupe de son émergence triomphante après l'Holocauste. Le roman mega-best-seller de Leon Uris, Exodus, qui a bercé la jeunesse de nombreux Américains, racontait avec force une face de cette histoire, celle de la naissance d'Israël à la suite de l'Holocauste. Pourtant, nous restons sans rien connaître de la perspective arabe : leur histoire, leur culture, leurs espoirs et leur tragédie de 1948.

J'ai passé une grande partie des dernières huit années à essayer de comprendre, des deux côtés, les racines du conflit israélo-arabe, pour mon livre, "The Lemon Tree: An Arab, A Jew, and the Heart of the Middle East" [Le Citronnier : Un Arabe, Un Juif et le Cœur du Proche-Orient]. J'ai fini par comprendre que la Nakba est aussi fondamentale dans le récit palestinien que l'Holocauste dans le récit israélien. Il est impossible de saisir les profondeurs de la tragédie actuelle, sans parler de la fureur et du désespoir des Arabes, si l'on ne comprend pas les racines de la catastrophe palestinienne.

Les expulsions de Ramla et de Lydda en 1948, ainsi que celles d'autres viles et villages palestiniens, sont documentées dans les archives de l'Etat d'Israël, les archives militaires et celles des kibboutzim, ainsi que par de nombreux historiens israéliens, dont Benny Morris (The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949), Tom Segev (1949: The First Israelis) et Alon Kadish (The Conquest of Lydda, publié par les FDI). On peut trouver une plus ample corroboration des expulsions de Lydda et de Ramla dans les écrits de Yigal Allon, alors chef du Palmach (armée) israélien. Cela a été aussi corroboré par un chef local de Kibboutz de cette époque, Israël Galili B, par Rabin lui-même dans ses mémoires et par des douzaines d'interviews que j'ai menées, depuis 1998, pour The Lemon Tree, dans des camps de réfugiés en Cisjordanie, à Gaza et au Liban.

Ces expulsions de Palestiniens de Lydda et de Ramla ont commencé à devenir massives à partir du 13 juillet et se sont poursuivies pendant trois jours. Les Arabes d'al-Ramla, bien qu'ils se fussent rendus sans incident, furent chargés dans des bus et conduit sur la ligne de front des combats, où (comme aux Arabes de Lydda) on leur ordonna de descendre et de se mettre en marche.

Les Palestiniens de Lydda furent obligés de quitter la ville à pieds et de traverser les collines en direction de la ville haute chrétienne de Ramallah, distante de plus de trente kilomètres. Les soldats juifs raconteront plus tard leur désir de punir les Arabes de Lydda pour leur soulèvement avorté. Quelques soldats confisquèrent l'or des réfugiés et tiraient en l'air derrière eux pour accélérer leur départ. (Le même mois, lors d'une réunion du cabinet israélien, ainsi que l'historien Benny Morris l'a documenté, le ministre Aaron Cohen déclara que les troupes israéliennes à Lydda avaient "reçu l'ordre" de "prendre aux Arabes expulsés toute montre, tout bijou ou argent… afin qu'il deviennent, en arrivant dans le dénuement le plus total, un fardeau pour la Légion Arabe", l'armée du Roi Abdallah de la Transjordanie voisine.)

Les Palestiniens pensaient que ce voyage serait court, tant en kilomètres qu'en nombre de jours ; nombre d'entre eux n'avaient pas eu le temps de rassembler assez de provisions pour le dur voyage qui les attendait en fait. Ils laissèrent derrière eux presque toutes leurs affaires : plats et vases, cuir et savon, fours et pots de cuivre, photos de famille encadrées, épices pour le makloubeh et la farine pour la pâte de leurs pâtisseries aux dattes. Ils laissèrent derrière eux leurs champs de pois sauvages et de jasmin, leurs passiflores et leurs anémones écarlates, leurs lys des montagnes qui poussaient entre l'orge et le blé. Ils laissèrent derrière eux leurs olives et leurs oranges, leurs citrons et leurs abricots, leurs épinards et leurs poivriers, ainsi que leur ocre, leur sumac et leur indigo.

La seule chose que les Arabes emmenèrent fut tout l'or qu'ils avaient mis de côté pour les jours difficiles ; cela deviendrait leur banque de voyage, leur moyen d'éviter la famine dans les jours à venir. Ils avaient attaché sur leurs corps chaînes, pièces et lingots, qui semblaient peser de plus en plus lourds à chaque pas.

Dès leur expulsion de Ramla et de Lydda, au moins 30.000 Palestiniens, et peut-être même 50.000, traversèrent les collines en direction de Ramallah. John Bagot Glubb, le commandant britannique de la Légion Arabe, se souvient d'un "jour brûlant dans la plaine côtière, où la température atteignait 40o à l'ombre".

De Lydda et de Ramla, les gens empruntèrent des chemins de poussière, des pistes de chameaux et des terrains découverts. La terre était brûlante et desséchée le long de "la route des ânes". Si un âne peut le faire, se souvient un Arabe de Ramla, lors d'une interview avec moi, peut-être qu'eux aussi pouvaient le faire. Les réfugiés se débarrassèrent rapidement de leurs valises, puis de leurs vêtements du dessus. L'eau manqua rapidement. Lorsqu'ils arrivèrent à un champ de maïs, certains sucèrent l'humidité des épis. Plusieurs femmes réfugiées m'ont raconté qu'en arrivant à un puits, dont la corde était rompue, elle ôtèrent leurs robes pour les plonger dans l'eau qui stagnait en contrebas afin que les enfants puissent boire aux vêtements. Une femme âgée — adolescente à l'époque — se souvient avoir vu un garçon faire pipi dans une boîte de conserve afin que sa grand-mère puisse boire son urine.

"Nous avons foncé tête baissée à la façon d'une bête enragée gigantesque, mal à l'aise et gauche", se souvient Reja-e Bussaileh, un réfugié de Lydda, dans un essai écrit 40 ans plus tard avec une vigueur qui montre à quel point cet événement est resté ancré dans les mémoires. "J'ai commencé à entendre de nouvelles choses. Je croisai des gens allongés, appuyant leurs propos de la tête, sans nuance. Ils parlaient d e leur vieux père ou du grand-père laissé derrière eux". Il y avait des histoires de mères qui se sont mises à délirer et qui abandonnèrent leurs bébés ; de mères qui moururent alors qu'elles allaitaient ; d'un jeune-homme fort qui portait son grand-père sur son dos comme un sac de pommes de terre ; d'un homme qui avait pris l'or de sa vieille femme et l'avait laissée mourir. "Certains jetaient des couvertures sur les corps des femmes", écrivit Bussaileh. "Nous croisions pareillement des bébés morts et des bébés en vie, abandonnés sur les bas-côtés ou dans des fossés… Quelqu'un dira plus tard avoir vu un bébé encore en vie sur le sein de sa mère décédée... Ce ne fut qu'à cet instant que je me suis dis à moi-même, l'aurais-je su, je l'aurais porté à la place de l'or."

Pour les vieillards et les enfants, ce fut souvent trop dur. Bussaileh, lui-même, fut à deux doigts d'abandonner. "Si seulement le soleil voulait bien disparaître, si seulement la soif, si seulement l'or… je suis à nouveau effondré. Cette fois-ci, je me couche sur le dos. Une femme passe et prononce des paroles de pitié comme si elle le faisait pour un mort. Je me suis relève alors, honteux et effrayé…"

De toutes les histoires de la Nakba palestinienne, aucune ne surpasse cette marche à travers les collines d'al-Ramla et de Lydda, il y a 58 ans ce mois-ci. "Personne ne saura jamais combien d'enfants sont morts", rappelait Glubb dans ses mémoires, Soldat avec les Arabes. La Marche de la Mort, ainsi que les Palestiniens la nomment, et le massacre de Deir Yacine représentent les deux traumatismes centraux qui forment la catastrophe palestinienne. D'innombrables milliers de personnes s'enfuirent de leurs villages, un grand nombre le faisant à cause des "campagnes de chuchotement", orchestrées par les agents du renseignement militaire israélien, qui, à la suite de Deir Yacine, furent destinées à déclencher chez les Arabes la peur de nouveaux massacres. Des dizaines de milliers d'Arabes supplémentaires furent chassés de leurs maisons par la force.

Un exemple de "plus jamais ça" poussé à l'extrême

La Nakba est si peu connue à l'Ouest, et son récit central si contraire à l'histoire si familière racontée par Leon Uris, que j'ai consacré des passages très longs de mon livre à la documenter. Les notes citant les sources s'élèvent à 30.000 mots ! Mes sources les plus convaincantes pour les lecteurs occidentaux, à propos des expulsions, viennent des Israéliens eux-mêmes. Yitzhak Rabin, dans ses mémoires, a décrit comment dans les jours décisifs de la mi-juillet 1948, il avait demandé à David Ben Gourion quoi faire de la population civile de Ramla et de Lydda. Le Premier ministre "fit un signe de la main dans un geste qui disait, 'Chassez-les !' "

Yigal Allon, écrivant dans le journal de Palmach en juillet 1948, décrivait les avantages militaires des expulsions de masse : Chasser les citoyens de Ramla et de Lydda ferait monter la pression de la part d'une population armée et hostile, tout en bloquant les routes en direction du front de la Légion Arabe, handicapant sérieusement tout effort pour reprendre ces villes. Allon a décrit aussi en détail les opérations psychologiques dans lesquelles les dirigeants des kibboutzim locaux "chuchotaient dans les oreilles de certains Arabes qu'un grand renfort juif venait d'arrivé", et qu'ils "se devaient de leur suggérer, en tant qu'amis, de s'échapper tant qu'il en était encore temps… Cette tactique a rempli totalement son objectif.

Les réfugiés de Ramla et de Lydda partirent en exode, transformant la ville chrétienne de Ramallah, sur la colline, en un dépôt de misère et de traumatisme. Cent mille réfugiés s'entassèrent dans les cours d'école, les gymnases, les couvents, les casernes, ou bien couchaient dans les oliveraies, les caves, les enclos, les étables et à la belle-étoile le long des routes sur les bas-côtés. Ils finiront par rejoindre plus de 600.000 autres réfugiés pour former une diaspora palestinienne, toujours plus importante et toujours plus désespérée.

Dans les années qui suivirent, la colère, l'humiliation, les pertes et la nostalgie des réfugiés en exil fusionnèrent autour d'un seul concept : Le Retour. Ce qui contribuera à construire ce que les Palestiniens appelleront leur mouvement de libération, dont les tactiques, depuis lors, seront considérées, par un côté, comme des actes héroïques et, par l'autre, comme du terrorisme. Le traumatisme de la Nakba a façonné l'identité des Palestiniens, attisé leur colère et construit un album de mémoire autour d'arches de pierre, de clés rouillées, de champs dorés et d'arbres qui n'existent plus et dont des fruits mythiquement abondants poussent encore plus généreusement dans leur imagination avec chaque année qui passe.

Avec la toute dernière attaque d'Israël sur Gaza, comme dans les explosions innombrables de ce passé fait de batailles, le traumatisme ne fait que reprendre. Cinquante-huit étés après la Nakba — alors que les Palestiniennes vendent à nouveau leur or pour acheter des olives et du pain ; alors que les avions israéliens larguent des tracts mettant sérieusement en garde les populations civiles arabes ; alors que les médecins manquent à nouveau de médicaments ou d'électricité et luttent pour sauver les blessés — une impression de déjà vu se propage parmi les vieux, dans les camps de réfugiés, et, au-delà, dans la vaste diaspora, rappelant, cette année, un autre anniversaire amer.

Les dernières attaques d'Israël sur Gaza, prétendument à cause d'un seul soldat, rappelle les commentaires du rabbin extrémiste Yaacov Perrin, dans son éloge du colon juif-américain Baruch Goldstein, qui massacra, en 1994, 27 Palestiniens priant dans le Caveau des Patriarches, partie de la Mosquée Ibrahimi à Hébron. "Un million d'Arabes", déclara le Rabbin Perrin, "ne valent même pas l'ongle d'un Juif".

Les Israéliens, eux aussi, sont un peuple traumatisé. Et les actions actuelles d'Israël découlent en partie de sa ferme détermination, née de l'Holocauste, de "ne jamais plus être comme des moutons que l'on conduit à l'abattoir". Mais si "jamais plus" motive la politique de représailles, peu semblent remarquer que les représailles elles-même sont totalement hors de proportion par rapport à la provocation initiale : pour chaque roquette Qassam artisanale qui tombe généralement sans faire de blessés et loin de sa cible, des douzaines, parfois des centaines d'obus, pleuvent sur les Palestiniens, avec une puissance de destruction sans aucune comparaison. Pour un soldat qui manque à l'appel, on fait souffrir un million et demi de Gazéens. Aujourd'hui, la politique d'Israël est un exemple de "plus jamais ça" poussé à l'extrême.

L'ironie, c'est qu'au lieu de contribuer à construire le havre sûr auquel ils aspirent depuis si longtemps, le gouvernement israélien, tout comme les Etats-Unis en Irak, ne fait que semer les graines de plus de haine et de rage.

Sandy Tolan est l'auteur de The Lemon Tree: An Arab, a Jew, and the Heart of the Middle East (Bloomsbury, 2006). Il dirige le Project On International Report [Programme de Reportage International] à l'Ecole Supérieure de Journalisme de Université de Californie-Berkeley, où il fut le disciple d' Isador Feinstein Stone [I.F. Stone]. Il a produit des douzaines de documentaires pour la National Public Radio, il fait des reportages au Moyen-Orient depuis 1994 et dans plus de deux douzaines de pays sur les 25 dernières années. Il a aussi travaillé en tant que consultant en histoire orale pour le Musée de la Mémoire de l'Holocauste au Etats-Unis.

© 2006 Sandy Tolan/ traduction [JFG-QuestionsCritiques]