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La guerre s’échauffe contre les consommateurs et le travail

Wall Street entre en scène pour la mise à mort

par Michael Hudson
CounterPunch, publié le 18 février 2010

article original : "Wall Street Moves in for the Kill"


L’ancien Secrétaire au Trésor Hank Paulson a écrit un édito, […] le 16 février, dans lequel il a exposé dans les grandes lignes la façon de mettre l’économie US à la diète. Evidemment, pas en ces termes ! Il a dit exactement l’inverse : Si le gouvernement n’avait pas renfloué les mauvais prêts, a-t-il soutenu, « le chômage aurait pu excéder les 25% de la Grande Dépression ». Sans la richesse au sommet, il n’y aurait rien à faire ruisseler vers la base.[1]

La réalité, bien sûr, est que renflouer les spéculateurs du casino capitaliste, ceux du côté gagnant des swaps et des dérivés CDO sur la dette d’AIG, n’a pas sauvé le moindre emploi. Cela n’a certainement pas fait baisser la charge qui pèse sur la dette de l’économie. Mais les choses vont bientôt s’améliorer, si le Congrès dissipe le nuage actuel « d’incertitude », en vue de voir si toute agence moins amicale que la Réserve Fédérale pourrait réguler les banques.

Paulson a détaillé clairement, étape par étape, la stratégie consistant à « faire le travail de Dieu », alors que son collègue de Goldman Sachs, Larry Blankfein, expliquait religieusement la main invisible d’Adam Smith. Maintenant que la doctrine de l’économie de marché pro-financière atteint le statut de religion, je me demande si cette proposition viole la séparation de l’église et de l’état. L’économie néolibérale est peut-être un semblant de religion, mais c’est la chose qui se rapproche le plus d’une Eglise et que les Américains ont ces derniers temps, rassasiés de son Inquisition opérant dans les universités de Chicago, Harvard et Columbia.

Si le salut consiste à donner à Wall Street carte blanche, l’anathème est l’Agence de Protection Financière des Consommateurs, destinée à dissuader le comportement prédateur des prêteurs immobiliers et des émetteurs de cartes de crédit. Le même jour où parut l’édito de Paulson, le Financial Times a publié un reportage expliquant que « les Républicains disent qu’ils ne sont pas convaincus que n’importe quel régulateur pourrait déterminer ne serait-ce que le risque systémique. […] l’ensemble de ce concept est trop vague pour une introduction immédiate de puissances radicales. […] » Le Sénateur républicain Bob Corker, du Tennessee, était prêt à rejoindre les Démocrates « pour s’assurer qu’il n’y a pas de nouveau régulateur qui traîne dans le coin […] et qui placerait les sociétés sous son régime à leur insu ».

Paulson utilise le même argument : Parce que l’instabilité s’étend non seulement aux banques mais aussi à Fannie Mae et à Freddie Mac, Lehman Brothers, A.I.G. et aux soumissionnaires de Wall Street, ce serait une folie d’essayer de réguler les banques seules ! Et parce que le secteur financier est si étendu et complexe, il vaut mieux tout laisser dérégulé. Effectivement, il n’y a tout simplement pas de temps pour débattre sur quel type de régulation est approprié, à l’exception de la main protectrice bien connue de la FED : « les délais créent l’incertitude, ébranlant la capacité des institutions financières à accroître les prêts aux entreprises de toutes tailles qui veulent investir et alimenter notre redressement. » Les larmes de crocodile de Paulson sont donc pour tout le monde. (Sauf que les banques [américaines] ne prêtent pas chez elles, mais font sortir à la pelle aussi vite qu’elles le peuvent l’argent de l’économie américaine.)

Ainsi que le formule le secrétaire général de la Maison Blanche [d’Obama], Rahm Emmanuel, une crise est une trop bonne chose pour être gaspillée. Ayant créé cette crise, Wall Street veut utiliser l’élan qu’elle a généré pour éliminer tout contrôle potentiel sur son pouvoir. « On ne peut compter sur aucun régulateur systémique, peu importe sa puissance, pour tout voir et éviter les problèmes futurs », a expliqué Paulson. « Voilà pourquoi notre système de régulation doit renforcer la responsabilité des prêteurs, des investisseurs, des emprunteurs et de tous les participants au marché, afin qu’ils analysent le risque et prennent des décisions averties. » Autrement dit, faisons porter le chapeau aux victimes ! La façon de protéger les victimes des prêts bancaires prédateurs (et des ventes malhonnêtes de titres pourris) n’est pas par de nouvelles régulations, mais exactement le contraire : « par la simplification de la mosaïque d’agences de régulation et l’amélioration de la transparence, afin que les consommateurs et les investisseurs puissent punir les excès au moyen de leurs propres décisions d’investissement informées. » La simplification signifie la FED, pas une Agence de Protection Financière des Consommateurs.

Entrant en scène pour donner le coup de grâce, Paulson explique que le Trésor est nu, ayant utilisé 13 trillions de dollars pour renflouer la haute finance en 2008-2009. Il met donc en garde le gouvernement de ne pas mettre en place un déficit budgétaire de type keynésien. Le budget fédéral devrait se diriger vers l’équilibre, voire même l’excédent, même si cela accélère la montée du chômage et le déclin des salaires, alors que l’économie s’enfonce plus profondément dans la récession et la déflation de la dette. « Nous devons également nous attaquer à ce qui est de loin notre plus grand défi économique – la réduction des déficits budgétaires – dont une grosse part impliquera de réformer nos programmes majeurs de droits sociaux : l’assistance médicale aux personnes âgées et aux économiquement faibles, ainsi que l’aide sociale.[2] » L’économie doit donc être sacrifiée au profit de Wall Street plutôt que réformer la finance, afin que celle-ci serve l’économie de façon plus productive. Le calcul est simple à faire pour comprendre que si le gouvernement ne peut pas augmenter les prélèvements, il doit réduire l’aide sociale et autres dépenses sociales, ainsi que les dépenses en matière d’infrastructure.

Ce qui est remarquablement laissé de côté est que la crise financière d’aujourd’hui, centrée sur l’endettement public, est largement caractérisée par une crise fiscale. Sa cause est le remplacement de l’impôt progressif par un impôt qui favorise les grandes fortunes et, par-dessus tout, en détaxant la finance et l’immobilier. Prenez le cas de la Californie, où l’on pleure à chaudes larmes le démantèlement de ce qui fut autrefois le système élitiste de l’Université de Californie. Depuis l’indépendance des Etats-Unis, l’éducation a été financée par les impôts fonciers. Mais la Proposition n°13 a « libéré » les propriétés de l’impôt – afin que leur valeur locative puisse servir de caution aux emprunts et être ainsi transformée en versements d’intérêts aux banques. Les coûts de l’immobilier en Californie sont tout aussi élevés avec le gel de l’impôt foncier, mais l’augmentation de la valeur locative du foncier a été payée aux banques – obligeant l’Etat [de Californie] à réduire considérablement son budget fiscal, à moins d’augmenter les taxes sur le travail et les consommateurs.

Le lien entre la crise financière et la crise fiscale – d’où la nécessité d’une réforme fiscale et financière symbiotique – est tout aussi clair en Europe. Le gouvernement grec a vendu ses revenus fiscaux à venir sur les routes et autres infrastructures à Wall Street, laissant moins de revenus futurs pour payer sa dette publique. Pour coiffer le tout, payer l’impôt est quasiment un acte volontaire pour les Grecs fortunés. Dans les Etats post-soviétiques, où la propriété n’est quasiment pas taxée, l’évasion fiscale est à peine nécessaire. (L’impôt à taux unique tombe presque entièrement sur le travail.)

Dans le monde entier, la démolition de l’héritage du 20ème siècle d’une taxation progressive et la détaxation de l’immobilier et de la finance ont conduit à une crise de l’endettement public. Les revenus de la propriété, qui étaient jusqu’ici payés aux gouvernements, sont désormais payés aux banques. Et bien que Wall Street ait soutiré 13 trillions de dollars de subventions rien que depuis octobre 2008, l’idée d’augmenter les taxes sur la fortune pour payer seulement 1 trillion de dollars sur toute une décennie pour financer l’aide sociale ou les assurances santé est perçue comme une crise qui conduirait Wall Street à arrêter l’économie. Wall Street dit aux gouvernements de passer à un système d’imposition qui favorise les grandes fortunes et de combler le déficit fiscal en augmentant les prélèvements sur le travail et en réduisant les dépenses publiques sur l’ensemble de l’économie. C’est ce qui plonge les économies de la Californie, de la Grèce et des pays Baltes dans une crise fiscale et financière. La solution de Wall Street – équilibrer le budget en réduisant le contrat social du gouvernement et en dérégulant au maximum la finance – réduira l’économie et rendra les déficits budgétaires encore plus sévères.

Les spéculateurs financiers feront sans aucun doute leur beurre sur le désarroi.

Michael Hudson, ancien économiste à Wall Street, est à présent professeur de recherche distingué à l’Université du Missouri, à Kansas City, et président de l’Institut pour l’Etude des Tendances Economiques à Long-Terme (ISLET).

Traduit par [JFG-QuestionsCritiques]

Notes :
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[1] « trickle down economy », économie du ruissellement. Théorie selon laquelle la richesse de quelques-uns (au sommet) induira des effets positifs sur toutes les couches sociales (la base).

[2] Medicare, Medicaid et la Social Security.

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Lire aussi :

- L'EUROPE A-T-ELLE BESOIN DE RÉFORMES NÉOLIBERALES ? — Micha Panic

- Wall Street a aidé la Grèce à dissimuler sa dette, alimentant ainsi la crise en Europe., New York Times, le 13 février 2010

- Les velociraptors économiques, par Andrew Cockburn, CounterPunch, 13 février 2010.


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