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La Rétrogression

Une nouvelle phase, pas seulement une autre récession

par Ismaël Hossein-Zadeh
CounterPunch, publié le 16 février 2010

article original : "New Phase, Not Just Another Recession"

Il est de plus en plus manifeste que la crise financière de 2008 et la contraction économique qui a suivi – et qui se poursuit à ce jour – représentent plus qu’un simple cycle récessif supplémentaire. Qui plus est, il s’agit d’un changement structurel, une nouvelle phase, la phase de la domination du « capital financier », comme l’appelait l’économiste politique austro-allemand Rudolf Hilfering, aujourd’hui décédé.

Bien que la domination actuelle de notre économie par le capital financier semble nouvelle, elle est en fait une survivance ou une « rétrogression » (ainsi que le formule l’expert financier Michael Hudson) au capitalisme de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle – celui des grosses entreprises monopolistiques et des institutions financières gigantesques. La montée de l’influence économique et politique des puissants intérêts financiers au début du 20ème siècle a conduit un certain nombre d’économistes politiques (comme John Hobson, Rudolf Hilfering et Vladimir Lénine) à écrire avec passion sur la tendance inquiétante de ces développements – développements qui ont sensiblement contribué à l’éruption de deux Guerres Mondiales et précipité la Grande Dépression dévastatrice des années 30, en créant une bulle d’actifs insoutenable sous la forme de cours boursiers démesurés.

L’expérience atroce de la Grande Dépression, suivie par les années dévastatrices de la Seconde Guerre Mondiale, a généré des bouleversements sociaux capitaux et des luttes de grande envergure de la classe ouvrière dans le monde entier. La « menace révolutionnaire » qui a suivi, comme le disait Franklin Delano Roosevelt [F.D.R.], et la pression « menaçante » de la base ont provoqué la réforme depuis le sommet – d’où, les réformes du New Deal aux Etats-Unis et les réformes socialistes/sociales démocrates en Europe. Combinés entre eux, ces développements historiques ont réduit la taille et l’influence des grandes entreprises et des puissants intérêts financiers – hélas, seulement pendant un temps !

Alors que ces réformes ont permis au capitalisme occidental d’échapper à des changements sociaux plus radicaux, elles ont également fourni les raisons de sa régénération et de son expansion. Dès les années 70, le capital financier, emmené par les grandes banques américaines, était revenu, une fois encore, à ses niveaux de concentration d’avant la Dépression, pour contrôler la majeure partie des ressources nationales et façonner la politique économique. Depuis lors, les grandes banques ont créé nombre d’instabilités financières et de crises économiques – généralement avec des moyens hostiles, en encourageant les prêts immobiliers risqués ou en créant des bulles d’endettement insoutenables. Ces moyens incluaient les « crises d’endettement du Tiers Monde » des années 80 et 90, les crises financières de 1997-98 en Asie du Sud-Est et en Russie, la bulle Internet et technologique des années 90 aux Etats-Unis et dans les autres économies de marché, et, la toute dernière, la bulle immobilière qui a éclaté en 2008.

Nombre de caractéristiques distinguent la phase de la domination du capital financier des premières phases du développement capitaliste. Sous le capitalisme libéral de l’ère industrielle compétitive, un long cycle de contraction économique effaçait habituellement, non seulement les emplois et la production, mais également le fardeau de la dette accumulée au cours du long cycle d’expansion économique qui avait précédé le cycle de contraction. Cependant, dans la phase du capital financier, la charge de la dette est étayée au moyen de sa titrisation – ou socialisation –, même au cours d’une crise financière des plus sévères comme celle qui s’est produite en 2008. En fait, à cause de l’influence des puissants intérêts financiers, le fardeau de la dette nationale ou des contribuables est encore alourdi par les plans de sauvetage généreux que les gouvernements accordent aux géants financiers en faillite, c’est-à-dire, en transférant simplement la dette ou en convertissant la dette privée en dette publique.

Dans La Lutte des Classes en France, Karl Marx écrivait : « Le crédit public repose sur la confiance avec laquelle l’Etat se permet d’être exploité par les loups de la finance ». Aujourd’hui, nous voyons plus clairement comment les « loups de la finance » creusent les trésors nationaux et font supporter aux gouvernements des fardeaux d’endettement insoutenables. Ceci explique la quasi-banqueroute, non seulement du gouvernement des Etats-Unis, mais également de nombreux Etats européens, en particuliers la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal et un certain nombre d’autres pays d’Europe de l’Est. Dans tous ces cas, la « solution » gouvernementale proposée est de faire en sorte que le public paye la dette des parieurs – sous la forme de réductions extensives des programmes sociaux essentiels et de réductions drastiques des niveaux de vie.

Une caractéristique majeure à l’ère du capital financier est la domination de l’Etat et/ou du processus politique par l’oligarchie financière. La politique amicale du gouvernement [américain] envers les banques et le secteur financier a été largement aidée par les contributions généreuses aux campagnes électorales des décideurs politiques « favoris ». Les dérégulations extensives qui ont conduit à la crise financière de 2008, le plan de sauvetage bancaire scandaleux en réponse à la crise et l’échec à imposer des restrictions efficaces sur Wall Street après cette crise trouvent leur origine dans la puissance politique de Wall Street. Wall Street a dépensé plus de 5 milliards de dollars en contributions de campagnes électorales et en lobbying, de 1998 à 2008, et continue d’acheter sans retenue et avec la même vigueur les hommes politiques.

Michael Hudson, éminent professeur de recherche à l’Université du Missouri (Kansas City), appelle avec justesse ce processus inquiétant – l’achat de décideurs politiques par les principaux contributeurs à leur élection – « privatisation du processus politique ». Paul Craig Roberts, qui fut Secrétaire-adjoint au Trésor dans l’administration Reagan, soutient de la même manière que le système politique « est monopolisé par une poignée de groupes d’intérêt puissants qui… ont exercé leur pouvoir pour monopoliser l’économie à leur seul profit. »

De telles opinions sur la nature de classe de l’Etat corroborent la façon dont Vladimir Lénine caractérisait l’état capitaliste comme étant « la commission exécutive de la classe dirigeante ». Lorsqu’il a fait cette déclaration, il y a plus de quatre-vingt dix ans, Lénine a souvent été la risée des élites capitalistes dirigeantes – élites qui ont balayé ses arguments d’un revers de main en disant qu’ils étaient exagérés. Peut-être est-il temps de dépoussiérer les vieilles copies de « L’Etat et la Révolution » de Lénine et de les lire, ne serait-ce que pour mieux comprendre la relation politico-affairiste incestueuse de notre époque entre l’Etat et l’oligarchie financière?

Une autre caractéristique de cette phase du capital financier est que, sous l’influence des puissants intérêts financiers, l’intervention gouvernementale dans les affaires économiques nationales en est arrivée à signifier avant tout la mise en application de politiques néolibérales de restructuration, selon l’économie de l’offre. Depuis plusieurs décennies, le gouvernement et les patrons [américains] se sont servis des cycles récessifs sévères comme d’opportunités pour intensifier les mesures économiques néolibérales, en vue d’inverser ou de saper les réformes du New Deal. Naomi Klein a appelé cette stratégie, consistant à se servir des périodes de crise économique pour inverser les bénéfices du New Deal et des autres programmes de réforme, une « doctrine de choc » – une stratégie qui tire avantage des périodes de crise écrasantes, afin d’appliquer les programmes d’austérité de l’économie de offre et redistribuer les ressources nationales depuis la base vers le sommet. Ceci explique comment sous les administrations Bush-Obama, l’oligarchie financière a été capable d’utiliser la faillite de Lehman Brothers et le spectre d’une faillite « apocalyptique » d’autres géants financiers, pour extraire du porte-monnaie public leurs pertes occasionnées par leurs paris.

On pense généralement que la politique économique néolibérale de l’offre a commencé avec l’élection à la présidence des Etats-Unis de Ronald Reagan. Cependant, les preuves sont là que les efforts pour saper l’économie du New Deal en faveur d’un retour à la bonne vieille religion du fondamentalisme des marchés ont commencé longtemps avant l’arrivée de Reagan à la Maison Blanche. Ainsi que Alan Nasser, professeur émérite à l’Evergreen State College d’Olympia (Washington), le fait remarquer: « Les fondations du néolibéralisme ont été établies dans la théorie économique par les Démocrates libéraux de la Brookings Institution et, en pratique, par l’Administration Carter ».

Le Président Clinton n’a pas changé le cours des politiques néolibérales qui favorisaient les intérêts des grandes entreprises, pas plus que le Président Obama n’hésite à mener ces politiques. Son administration a mis à la disposition de l’industrie financière plus de 12.000 milliards de dollars, en injection de liquidités, en prêts et en garanties, mais, pour les gouvernements des Etats [américains] qui sont confrontés à des déficits budgétaires massifs, son administration n’a apporté jusqu’à présent que 0,25% de ce montant en fonds de soutien fédéraux – environ 30 milliards de dollars. La Maison Blanche reste là à ne rien faire, tandis que les Etats dans tout le pays licencient des travailleurs et sacrifient les dépenses d’éducation, de santé et des autres programmes sociaux essentiels.

Les supporters de gauche du Président Obama, qui déplorent sa « situation difficile face aux oppositions brutales des Républicains » devraient regarder au-delà de la posture populiste de gauche du président. Les preuves montrent que contrairement à ce qu’Obama soutient, sa campagne présidentielle a été largement financée par les titans financiers de Wall Street et leurs lobbyistes influents. Les grosses contributions de Wall Street n’ont commencé à se déverser dans sa campagne qu’après une enquête approfondie et minutieuse menée par les puissants intérêts de Wall Street et qu’il fut considéré comme un candidat présidentiel viable (en fait, idéal).

Sur le terrain idéologique ou philosophique, le Président Obama est également plus proche de la tradition néolibérale de l’économie de l’offre que de la tradition du New Deal. Cela est clairement révélé, par exemple, dans son ouvrage The Audacity of Hope, où il montre son dédain pour « …ceux qui prennent encore fait et cause pour le bon vieux culte qui défend tous les New Deal et les programmes de la Great Society[1] contre l’intrusion des Républicains, et qui remportent 100% de popularité auprès des groupes d’intérêts gauchisants. Mais ces efforts semblent épuisés… privés d’énergie et des idées nouvelles nécessaires pour répondre aux circonstances changeantes de la mondialisation… » Ce n’est pas un hasard si M. Obama s’est entouré d’experts économiques et de conseillers financiers néolibéraux, tels que Larry Summers, Timothy Geithner et Ben Bernanke.

Non seulement la plupart des assistants anti-récession de l’administration Obama se sont consacrés au sauvetage des magnats financiers de Wall Street, mais les dépenses relativement modestes de soutien à l’économie passent aussi en grande partie par Wall Street (principalement à travers des prêts gouvernementaux généreux et des incitations fiscales), dans l’espoir de créer des emplois. Ceci est en très nette opposition avec ce que F.D.R. avait fait dans les premières années de la Grande Dépression : créer des emplois directement et immédiatement par le gouvernement lui-même.

Le but principal de la stratégie de cette administration (ou, disons, de la kleptocratie au pouvoir, Démocrates et Républicains confondus), consistant à retarder la création directe d’emplois, est de faire patienter les chômeurs et de maintenir frauduleusement leurs espoirs, jusqu’à ce que les cadeaux massifs faits à la corporation de l’économie de l’offre finissent par avoir un début d’effet progressif et créent lentement des emplois. En l’absence d’une pression convaincante de la base, le programme néolibéral, consistant à affaiblir un peu plus la classe ouvrière, pourrait en fin de compte réussir. Mais, même s’il réussit, les emplois ainsi créés seraient des emplois liés à l’économie de l’offre, des emplois rémunérés au minimum vital ou en dessous, dont les ouvriers désespérés s’en saisiraient à n’importe quel prix ou n’importe quel salaire, pas des emplois syndiqués avec des salaires décents et des avantages sociaux.

Les gesticulations politiques au sein des cercles du pouvoir sur « la manière de créer des emplois » ne devraient pas masquer le fait que le délai à la création d’emplois est délibéré : il est conçu dans le but de soumettre un peu plus les travailleurs américains et de faire baisser leurs salaires et leurs avantages sociaux, en ligne avec ces travailleurs dans les pays qui sont en concurrence avec les Etats-Unis pour les emplois mondialisés. Cela fait partie de la course néolibérale insidieuse qui tire vers le bas, vers le plus petit dénominateur commun en termes de coûts du travail sur le plan international. En fait, c’est l’application du fameux Programme d’Ajustement Structurel du FMI, mesures d’austérité qui ont été poursuivies vigoureusement dans de nombreux pays moins développés pendant des dizaines d’années – avec les résultats désastreux que l’on connaît.

Ce n’est pas par hasard que le Président Obama implore fréquemment les Américains privés d’emploi d’être « patients » et de « garder l’espoir ». Ce qu’il veut vraiment dire est : « Regardez ! Nous avons investi des trillions de dollars à travers des plans de sauvetage et autres mesures de redressement selon la théorie de l’offre. Alors, soyez patients et attendez jusqu’à ce qu’ils portent leurs fruits et que vous bénéficiez des effets de ce mécanisme, selon lequel la richesse de quelques-uns aura un effet positif sur toutes les couches sociales ». Au moins, Ronald Reagan avait l’honnêteté et l’intégrité de défendre explicitement ou d’encourager sa philosophie de l’offre. Peut-être est-ce pourquoi on peut dire que Barack Obama est un Ronald Reagan déguisé.

Dans le sillage du krach financier de 2008, de nombreux économistes de gauche ont entrevu une occasion : un retour aux politiques économiques de type keynésien. Un an plus tard, il est devenu de plus en plus clair que de telles aspirations se résument à rien d’autre que prendre ses désirs pour des réalités – le début d’une reconnaissance que, sans tenir compte du résident de la Maison Blanche, les politiques économiques, de nos jours, sont lourdement influencées par les puissants intérêts financiers.

Le point de vue, selon lequel la politique économique retournerait par défaut au paradigme keynésien ou du New Deal, provient de la supposition plutôt naïve que la décision politique est une simple question d’expertise technique ou de savoir-faire économique, c’est-à-dire, une question de choix – entre le bien ou le « capitalisme régulé » et le mal ou le « capitalisme néolibéral ». La raison majeure de tels espoirs ou illusions est la perception de l’Etat, dont la puissance est au-dessus des intérêts économiques ou de classes ; une perception qui ne parvient pas à voir que l’appareil national de décision politique est largement dominé par une élite kleptocratique qui est guidée par les impératifs du grand capital, en particulier le capital financier.

Toutefois, Les preuves historiques montrent plus que tout que les réformes keynésiennes ou le New Deal étaient le produit de la pression du peuple. La prise de décision économique n’est pas indépendante des décideurs politiques, lesquels, à leur tour, ne sont pas indépendants des intérêts financiers qu’ils sont censés discipliner ou réguler. Les politiques de stabilisation, de restructuration ou de régulation sont souvent le produit subtil de l’équilibre des forces sociales ou le résultat de la lutte des classes. Les politiques de restructuration économique en réponse aux crises majeures peuvent bénéficier aux masses, seulement s’il y a une pression convaincante de la base. En l’absence d’une pression écrasante de la base (similaire à celle des années 30), les réformes keynésiennes ou du New Deal pourraient rester une expérience unique (présentes encore dans notre cœur) dans l’histoire des réformes économiques.

Ismael Hossein-Zadeh, enseigne l’économie à l’Université de Drake (Des Moines, Iowa).


(Copyright 2010 – Traduction JFG-QuestionsCritiques.)

Note :
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[1] La Great Society était un ensemble de programmes mis en place par Lyndon B. Johnson en 1960, destinés essentiellement à éliminer la pauvreté et l’injustice raciale.

Lire aussi : L'EUROPE A-T-ELLE BESOIN DE RÉFORMES NÉOLIBERALES ? — Micha Panic

LIRE EGALEMENT :
- Wall Street a aidé la Grèce à dissimuler sa dette, alimentant ainsi la crise en Europe., New York Times, le 13 février 2010
- Les velociraptors économiques, par Andrew Cockburn, CounterPunch, 13 février 2010.


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