Un jour du souvenir pour tous les Israéliens
Par Avirama Golan
article original : "An Israeli day "
Haaretz, 1er mai 2011
Une nation adulte, sage et juste devrait pouvoir comprendre qu’il y a d’autres personnes, ici, qui ne peuvent participer aux célébrations de l’indépendance, lesquelles remuent le couteau dans la plaie béante de leur cœur.
Dès que Pâque se termine, un voile pesant de mémoire recouvre le public israélien. Il y a d’abord le Jour du Souvenir de l’Holocauste, et ensuite, une semaine plus tard, vient le Jour du Souvenir.[1] Ces deux semaines sont couronnées par le Jour de l’Indépendance, une célébration nationale de la vie par l’épée, malgré les soucis du passé et les difficultés du présent.
L’ordre triste des événements portait en lui autrefois une certaine beauté, dans sa répétition de la souffrance à travers l’histoire juive-israélienne et la révolution que le sionisme représentait. Mais, ces dernières années, cet ordre a été dénaturé jusqu’à en devenir méconnaissable. Les écoles du pays, soutenues par la propagande d’extrême droite et des sionistes haredi[2], utilisent la proximité de ces deux jours du souvenir comme outil de manipulation saturé de mauvais goût nationaliste.
Le résultat est une lamentation déchaînée qui représente l’Holocauste et le retour religieux à Scion comme unique base pour l’établissement de l’Etat d’Israël, qui minimise le sionisme politique d’Herzl et qui rend les activités du mouvement socialiste insignifiantes. Une rhétorique de la diaspora, qui transcende le temps et l’endroit, a remplacé le discours sur la renaissance de la nation juive sur sa terre. Cette rhétorique associe victimisation à belligérance et peur existentielle à un esprit de vengeance qui justifie toutes les iniquités.
Dans une telle ambiance, il est difficile d’imaginer comment un jour du souvenir complètement différent, durant cette même période, pourrait jouer un rôle dans le répertoire israélien. Le Jour de la Nakba, qui a lieu le 15 mai et qui s’est transformé ces dernières années en une sorte de drapeau rouge agité devant les brutes de la droite [israélienne], a ironiquement recueilli plus d’attention, cette année, à cause de la récente loi idiote interdisant aux institutions financées par l’Etat de célébrer cette journée.
Le problème du Jour de la Nakba, un exemple précis de paranoïa, montre à quel point Israël a perdu la tête lorsqu’il s’agit de valeurs et de morale – et, qui plus est, de rationalisme. L’idée de décrire les événements de 1948 comme une nakba, le mot pour dire « catastrophe » en arabe, est née à Beyrouth et a été acceptée avec peu de conviction par les Arabes d’Israël. Mais même sans ce concept, le deuil sincère de cette population est impossible à effacer.
Le 15 mai est un jour pénible pour tous les Palestiniens, surtout pour les anciens qui se souviennent de la déclaration d’indépendance israélienne, qui se souviennent avoir été déracinés et chassés comme des va-nu-pieds, qui se souviennent s’être enfuis et avoir quitté [leurs biens], qui se souviennent avoir été expulsés et être devenus des réfugiés – tous les éléments douloureux de la perte du rêve d’un Etat palestinien et le revirement qui est arrivé avec l’établissement de l’Etat des Juifs. La douleur des Arabes qui se trouvent toujours en Israël est particulièrement complexe.
Au cours des dernières années, la population arabe a commencé à organiser un débat courageux et fascinant sur les raisons de l’échec tragique de 1948. Les historiens qui décrivent la vie avant 1948, les villages qui furent décimés, les vergers qui disparurent et le développement urbain qui fut écourté, posent des questions difficiles et n’ont pas peur de discuter de la responsabilité des dirigeants arabes et palestiniens dans cet échec.
Prééminents dans cette recherche historique se trouvent le livre innovateur de Moustafa Kabha, "The Palestinians - A Nation and Its Diaspora", l’article académique de Moustafa Abbasi, "Nazareth in the War for Palestine: The Arab City that Survived the 1948 Nakba" et un témoignage visuel du même type que l’on trouve dans l’autobiographie de Nimer Murkus, ancien maire de Kfar Yassif [3], qui commence dans les années 30 et se termine à une époque récente. De telles ressources fournissent une documentation historique critique et créent une ouverture pour une discussion en profondeur.
Ainsi, la paranoïa israélienne est tellement ridicule qu’elle essaye maintenant d’étouffer ce genre de discussions ! De quelle façon notre force aurait-elle été érodée si nous avions été capables d’admettre, comme ces chercheurs et documentalistes de l’histoire, que la justice n’est pas entièrement de notre côté ? Quelle part de notre dignité serait perdue si, le 15 mai, nous baissions nos têtes en compagnie des citoyens arabes de [notre] pays, pour leur montrer que la joie de notre indépendance se mêle à la tristesse de leur catastrophe et pour leur promettre – en ce jour qui pourrait devenir une journée de commémoration pan-israélienne – que l’égalité de leur statut civil apaisera leur douleur, même si ça ne l’éradique pas ?
Une nation adulte, sage et juste devrait pouvoir comprendre qu’il y a d’autres personnes, ici, qui ne peuvent participer aux célébrations de l’indépendance, lesquelles remuent le couteau dans la plaie béante de leur cœur. Une nation qui recherche un avenir prospère et l’inclusion pour elle-même et la minorité qui vit avec elle doit aménager une occasion pour cette douleur et chercher une voie vers la réconciliation. Une nation sage devrait savoir qu’elle n’a pas le monopole de la souffrance et de la douleur.
Apparemment, un tel deuil ne peut être entrepris que par une nation sûre d’elle-même – pas par des gens qui se sentent persécutés et effrayés, qui sont remplis de colère et de culpabilité. Et certainement pas par ses dirigeants pitoyables, qui entraînent la nation vers la privation de liberté et la désolation.Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]
Notes du traducteur :
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[1] Yom HaZikaron (qui signifie en hébreu Jour du souvenir) est une journée nationale célébrée chaque année en Israël. Il s'agit d'un hommage de la nation israélienne aux soldats tombés pour sa défense et, depuis 2002, aux victimes du terrorisme. Il s'agit d'un jour de recueillement et de tristesse dans le pays, en souvenir des soldats de Tsahal disparus pour la défense du pays, notamment au cours des guerres israélo-arabes depuis 1948 à ce jour, puis lors de l'Intifada, dont les victimes sont majoritairement des civils tués dans les attentats terroristes palestiniens.(source : wikipedia)
[2] Les haredim ou « Craignant-Dieu », souvent appelés « ultra-orthodoxes », sont des juifs orthodoxes ayant une pratique religieuse particulièrement forte. En l’absence de toute autorité centralisée dans le judaïsme, ils ont développé un certain nombre de courants, comme le hassidisme, chacun de ces courants interprétant les principes qui leurs sont communs avec quelques variantes.
Depuis la fin du XIXe siècle, ils rejettent partiellement la « modernité », que ce soit dans le domaine des mœurs ou des idéologies. Du fait de leur méfiance vis-à-vis des innovations sociales, les haredim vivent généralement en marge des sociétés laïques environnantes, même juives, dans leurs quartiers et sous la direction de leurs rabbins, seule source de pouvoir pleinement légitime à leurs yeux. C’est aussi le plus important groupe juif actuel affichant ses réticences face au sionisme originel, et même parfois son hostilité.
Ils sont aujourd’hui fortement implantés en Israël, où ils ont leurs quartiers (et même leurs villes), leurs partis politiques, leurs magasins et leurs écoles. Ils sont également présents dans beaucoup de communautés juives de la diaspora, en particulier en Amérique du Nord et en Europe occidentale.
[3] Kfar Yassif est une ville israélienne située dans le district nord d’Israël. Elle se trouve à 11 km de St-Jean d’Acre et touche Abou Sinan. La population de Kfar Yassif est divisée entre chrétiens israéliens (57%), musulmans israéliens (40%) et une très petite minorité druze israélienne. Kfar Yassif apparaît dans les écrits de l’historien juif romain Josèphe Flavius. Durant la période où les Croisés régnaient sur la Palestine, ce village était habité par des Chrétiens et payait une dîme au Royaume de Jérusalem. En 1283, durant la hudna entre les Croisés basés à Saint-Jean d’Acre et le sultan mamelouk el-Mansour, elle était décrite comme faisant partie du domaine des Croisés.
Durant le règne des Ottomans, Kfar Yassif cultivait essentiellement des olives et du coton et, en 1880, le village comptait 600 habitants.
Le 1er décembre 1925, Kfar Yassif devint l’un des rares villages arabes de Galilée à recevoir le statut de conseil municipal, durant la période du mandat britannique. Yani Koustandi Yani y fut le maire de 1933 à 1948. En février 1939, durant la révolte arabe en Palestine, l’armée britannique brûla 70 maisons et en fit sauter 40 autres en riposte à une attaque contre les soldats britanniques. On découvrit plus tard que les attaquants n’étaient pas de Kfar Yassif. En compensation, la ville fut reconstruite avec une école et un hôtel de ville, qui sont toujours en fonction.
Du 8 au 14 juillet 1948, durant la guerre israélo-arabe, Kfar Yassif fut occupée par l’armée israélienne. Contrairement à de nombreuses villes arabes capturées, la majorité de la population ne s’est pas enfuie et 700 habitants des villages voisins y trouvèrent refuge. Le 28 février 1949, la plupart de ces réfugiés furent chargés dans des camions et conduits sur les lignes de front, où ils durent traverser la frontière à pied pour se rendre au Liban. Le 1er mars, 250 autres réfugiés furent déportés. En 1951, 27% des 1.930 habitants que comptait Kfar Yassif furent placés dans la catégorie des « Arabes israéliens déplacés de l’intérieur ».
Kfar Yassif est l’une des rares villes arabes de Galilée qui a gardé la majeure partie des terres qu’elle détenait avant 1948. Sur les 673 hectares possédés en 1945, 458 hectares subsistaient en 1962. Lors du recensement de 1961, la ville comptait 2.975 habitants (1.747 Chrétiens, 1.138 Musulmans et 90 Druzes).
Le 5 juin 1951, le conseil municipal fut réactivé par le gouvernement israélien dans l’unique exemple d’un conseil municipal arabe qui continua d’exister après 1948. Lors des premières élections, tenues en 1954, l’ancien maire Yani Yani fut réélu maire sur la liste de coalition du Parti Communiste et du Groupe Nationaliste. Il resta en fonction jusqu’à sa mort en 1962. En 1972-73, Violet Khoury fut élue maire de Kfar Yasif et devint la première femme arabe à diriger un conseil municipal en Israël.
Nimer Murkus, aujourd’hui âgé de 81 ans, était l’un des dirigeants du Parti Communiste israélien. Connu surtout en tant qu’instituteur sous le gouvernement militaire israélien, il a été également maire de Kfar Yassif.
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LIRE AUSSI : Al-Nakba : La Catastrophe Palestinienne, Hier et Aujourd'hui, par Sandy Tolan, TomDispatch.com, 11 juillet 2006
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