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diplomatie

La Turquie retourne à Mossoul en
conduisant une nouvelle « révolte arabe »

Par M. K. Bhadrakumar
AsiaTimesOnline, le 7 décembre 2015

article original : "Turkey returns to Mosul leading another 'Arab Revolt'"


Avec l'annonce, la semaine dernière, de l'installation de deux bases militaires turques au Moyen-Orient — au Qatar et en Irak — la géopolitique de la région est sur le point de connaître une transformation historique. La Turquie se réapproprie en force son héritage ottoman et, cette fois-ci, c'est elle qui prendra les rênes de la Révolte arabe, laquelle, il y a un siècle, sous une première forme et la supervision de la Grande-Bretagne impériale, l'avait réduite d'un empire à un Etat-nation.[1]

Contrairement au récit dominant où le Président Recep Erdogan serait un franc-tireur qui aurait gâché l'avenir prometteur de son pays, celui-ci semble prendre des initiatives avec beaucoup d'assurance et exige une sérieuse attention. Erdogan jongle avec plus d'une balle et elles ne sont pas toutes russes. Dans le langage du jonglage sportif, on pourrait dire qu'Erdogan joue simultanément avec des balles lestées, des balles de scène et des balles en silicone.

Il aime les balles lestées parce qu'elles sont faciles à attraper et facilement disponibles, les balles de scène pour leur effet spectaculaire, les balles en silicone pour leur maniabilité (bien qu'elles coûtent cher), et il a une passion pour les balles russes, qui sont bon marché et parfaites pour l'expérimentation.

Pour Erdogan, chacune de ces balles a un usage différent. L'installation de la base militaire à Mossoul, au nord de l'Irak, est évidemment une balle lestée. Elle ne coûte pas cher et est facile à obtenir, mais elle est d'un usage précieux dans le climat de ce maelstrom de nationalisme kurde, de sécurité énergétique et de menace de l'Etat islamique — et le climat régional plus large de la montée de l'Iran — qui tourbillonne dans la région.

La Turquie dit qu'elle propose d'entraîner les Peshmergas kurdes dans le nord de l'Irak, qui ont fait allégeance à Massoud Barzani, et de les aider à libérer Mossoul des griffes de l'Etat Islamique. Mais l'objectif principal d'Erdogan est ailleurs : d'abord, affaiblir les séparatistes kurdes de Turquie qui appartiennent au PKK et opèrent depuis les sanctuaires du nord de l'Irak, et, deuxièmement, déjouer le projet des groupes armés kurdes syriens visant à consolider leur présence le long de la frontière turque et à créer un corridor reliant Rojava (leur patrie) à la Méditerranée, ce qui pourrait les aider à évacuer le pétrole de la région vers le marché mondial.

Barzani est depuis longtemps l'ami de la Turquie. Mais Ankara a remarqué avec inquiétude les fréquentes et récentes visites à Erbil [la capitale du Kursdistan irakien] du célèbre général iranien des Gardiens de la révolution iranienne, Qassem Soleimani, et la proximité croissante qui se développe entre les Kurdes syriens (alignés avec le PKK kurde) et Moscou.

C'est sans surprise que la Turquie se coordonne avec l'Arabie Saoudite et le Qatar — avec le soutien tacite de Washington — étant donné l'élan anti-iranien et anti-russe de sa manœuvre en vue d'établir un contrôle militaire sur la région de Mossoul, hautement stratégique.

Le Roi Salman d'Arabie Saoudite, avec une suite de 20 princes de premier rang à son service, dont le Prince héritier Mohammed ben Nayef et le vice-Prince héritier Mohammed ben Salman, a reçu Barzani pour un déjeuner royal, le 1er décembre, juste quatre jours avant que la Turquie n'envoie des centaines de soldats et de chars à Mossoul. Certes, le grand banquet offert par Salman à Barzani était un gros signal pour Téhéran (et Moscou) que les Saoudiens s'introduisent dans la politique turque.

Erdogan a l'intention de saper la capacité de la Russie et de l'Iran à utiliser la carte séparatiste kurde contre la Turquie, ce qui à son tour donnerait à Ankara une liberté d'action pour faire accepter le programme d'un « changement de régime » en Syrie, prendre le contrôle des vastes réserves d'hydrocarbures de la région (que la Grande-Bretagne impériale s'était accaparées en vertu de l'Armistice de Moudros en 1918) et de rallier les pays arabes sunnites sous son leadership.

Certes, Erdogan va devoir batailler. Téhéran a réagi furieusement à l'annonce turque concernant l'installation d'une base militaire à Mossoul, disant que cela « menace la sécurité de la région », laquelle, au lieu d'aider à combattre le terrorisme, ne fera qu'« accroître le chaos et l'insécurité » dans la région.

Le ministre irakien des affaires étrangères a convoqué l'ambassadeur turc pour protester contre cet « acte hostile » ; le Premier ministre Haïder al-Abadi a dit que c'était une « grave violation de la souveraineté irakienne » ; le Président Fouad Massoum a dit que ce mouvement est « une violation des normes et des lois internationales et de la souveraineté de l'Irak » et exigé que la Turquie retire ses troupes « immédiatement ».

Hakim al-Zamili, un homme politique irakien de haut niveau qui préside la commission parlementaire à la défense et à la sécurité, a prévenu, « Nous pourrions demander sous peu à la Russie d'intervenir directement et militairement en Irak en réponse à l'invasion turque et à la violation de la souveraineté irakienne ».

En effet, la grande question est ce que la Russie et l'Iran proposent de faire sur les plans politique et militaire. Un éminent expert russe de l'Institut des Etudes Orientales, dépendant de l'Académie des Sciences, Boris Dolgov, a dit à l'agence (d'Etat) Tass, « Ayant rejeté les demandes répétées de soutien faites par les Kurdes syriens auprès de Moscou, la Russie, jusqu'à tout récemment, a préféré rester neutre pour préserver ses relations de partenariat avec la Turquie. [Mais] après que la force aérienne turque a abattu le bombardier russe Sukhoi-24 sur la ligne de front au-dessus de la Syrie, la situation a changé. Il ne devrait pas écarté que sur cette délicate question la Russie agira dans ses intérêts nationaux ».

La Russie observera avec une grande attention comment Washington traite son alliance avec les Kurdes syriens, qui se trouvent être un rempart contre l'Etat Islamique. Les Etats-Unis ont une longue tradition de sacrifier les Kurdes après les avoir utilisés, et dans le cas présent, la coopération avec la Turquie est vitale pour les stratégies régionales américaines.

Mais, quoi qu'il en soit, Erdogan tient également dans ses mains des balles de scène et des balles de silicone, et il espère continuer à jongler avec celles-ci ad infinitum. Si sa balle de scène devait être le Qatar — une base militaire au Qatar amène spectaculairement la Turquie au seuil de l'Iran dans le Golfe persique — sa balle de silicone serait le consentement de l'Ouest, tandis qu'il expérimente avec la balle russe.

Alors qu'un navire de guerre russe est passé par le Bosphore la semaine dernière en route pour la Méditerranée, un sous-marin turc a nonchalamment fait surface à ses côtés. Quelques jours plus tard, dimanche, lorsque le Caesar Kunikov, un autre navire de guerre russe, a traversé le Bosphore, des images tournées par les Turcs ont saisi un marin à bord tenant un missile sol-air. Le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavisoglu, a réagi en disant, « C'est une provocation, c'est une traversée harcelante ». Manifestement, nous sommes à un tournant de l'Histoire.

(Copyright 2015 Asia Times Holdings Limited/traduction [JFG-QuestionsCritiques])


Notes :
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[1] Lire l'excellent article, Quand les Turcs rêvaient de Mossoul..., publié dans Zaman, retraçant l'histoire de la revendication turque sur le nord de l'Irak.

LIRE ÉGALEMENT:
- SYRIE: LA GUERRE ULTIME DU PIPELINEISTAN, par Pepe Escobar (8 décembre 2015
- A QUOI ERDOGAN JOUE-T-IL EN SYRIE ?, par Pepe Escobar (7 décembre 2015)
- LES TENSIONS ENTRE LA TURQUIE ET LA RUSSIE PEUVENT SERVIR A OBAMA, par MK Bhadrakumar (28 novembre 2011)

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