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À quoi Erdogan joue-t-il en Syrie et en Irak ?

Par Pepe Escobar
Sputnik News, le 8 décembre 2015

article original : "What is Erdogan's Game in Syria and Iraq?"


La réaction — prévisible — en Occident à la très grave dénonciation du Ministère de la Défense russe selon laquelle Ankara est imbriqué dans Daech reste vraiment pour le moins stupéfiante.

Les preuves réelles ne sont mêmes pas discutées par les médias institutionnels occidentaux. Tout est réfuté comme étant des « affirmations de la Russie [.] » Pourtant, non seulement le Sultan Erdogan a été systématiquement démasqué comme étant un menteur en série, les preuves accumulées pointent en direction d'Ankara, allié indirect et parrain dans l'ombre du faux « Califat ».

Quelles que soient les « excuses » pour le système Erdogan avancées par les atlantistes, il n'en reste pas moins que la débâcle dévastatrice de l'« Ouest démocratique » en matière de communication est maintenant une réalité dans tout le Sud de la planète.

En même temps, une histoire alambiquée est en train de se monter de toutes pièces. L'Otan publie des démentis qui ne démentent rien - après tout c'est dans la culture de l'Otan de toujours répéter en boucle « agression russe » - tandis que l'administration Obama, de manière prévisible, s'embourbe dans ses raisonnements foireux : la Turquie ne soutient peut-être pas l'Etat Islamique (EI/Daech), mais la Turquie doit de toute façon fermer hermétiquement sa frontière avec la Syrie.

Le Sultan du diviser pour régner

Depuis le parc Gezi,[1] il est clair que le modèle de l'AKP pour la Turquie a déraillé pour devenir un sultanat dictatorial avec un léger verni électoral. Diviser pour régner est la norme.

La bête noire intérieure du Sultan Erdogan est le Parti Démocratique du Peuple (HDP) pro-kurde. Erdogan veut que les Kurdes - quelque 20% de la population totale - choisissent entre la mainmise islamiste de l'AKP sur le nationalisme turc et le nationalisme kurde de l'HDP teinté de gauche. Erdogan joue les Kurdes contre les Turcs dans une partie où tous les coups sont permis.

Au sud de la frontière, dans le nord-ouest de la Syrie, Erdogan soutient activement les « rebelles modérés » salafistes, en particulier sa cinquième colonne turkmène, lourdement infiltrée de fascistes turcs de la veine des Loups gris. Mais Ankara est assez malin pour ne pas soutenir — directement — l'Etat Islamique. Les Turkmènes ont négocié des alliances de fait avec le Front al-Nosra, alias al-Qaïda en Syrie. L'Otan couvre Erdogan.

L'entrée fracassante — c'est le moins qu'on puisse dire — de la Russie dans le théâtre de guerre syrien a fait voler en éclat la stratégie d'Erdogan. Il faut ajouter à cela le penchant de l'administration Obama à soutenir les Kurdes dans l'ensemble du « Syrak ».

La seule chose que Erdogan veut de l'Otan est une « zone de sécurité » — un euphémisme pour une zone d'exclusion aérienne qu'Ankara utilisera afin d'empêcher les Kurdes syriens de l'YPG d'unifier leurs trois cantons le long de la frontière turco-syrienne. Pour Erdogan, la perspective de Kurdes empêchant les Turcs de fournir des bases logistiques et des armes à l'ensemble de la galaxie du Front al-Nosra et, bien sûr, à Daech, est anathème.

Erdogan utilise donc les Turkmènes contre l'YPG. La Russie a attaqué sur les points faibles. Et le Sultan, comme on pouvait s'y attendre, a pété les plombs.

La stratégie de la Russie — coordonnée avec l'Armée arabe syrienne (AAS) — ne fera que s'intensifier. La priorité est d'écraser complètement les Turkmènes et al-Nosra dans toute la région de Bayirbucak. Il y a deux objectifs cruciaux : (1) sécuriser Lattaquié et donc la base aérienne de Hmeymim ; (2) se débarrasser des Tchétchènes, des Ouzbeks et des Ouïgours, infiltrés parmi les Turkmènes (capital pour Moscou, qui a conscience du syndrome « 900 km d'Alep à Groznyï », et également pour la Chine).

Quant à notion selon laquelle Erdogan abandonnera maintenant sa stratégie turkmène et commencera à combattre Daech, c'est un mythe. Erdogan n'acceptera jamais le soutien que les Américains apportent au YPG. Le problème est qu'il n'y a pas grand-chose qu'il puisse y faire.

Le Sultan change de sujet

L'abattage du Su-24 fut une tentative grossière de la part d'Erdogan de forcer l'Otan à choisir sa stratégie anti-kurde Turkmènes/al-Nosra au lieu d'une possible coordination avec la Russie pour combattre Daech.

Vous parlez d'un retour de manivelle : Erdogan a offert à Moscou sur un plateau le déploiement des S-400 à Hmeymim ! A court terme, cela signifie que tout F-16 turc nourrissant des idées saugrenues dans le ciel syrien sera sommairement abattu. A moyen terme, cela veut dire que l'obsession « Assad doit partir » est morte et enterrée. Mais la cerise sur le gâteau est à long terme : la Russie a consolidé un enjeu stratégie permanent en Méditerranée orientale.

Sur le champ de bataille, le développement le plus important est que la Russie, et non l'Iran, s'est emparée de la tactique, en planifiant les opérations et aussi en ré-équipant l'AAS avec a peu près tout, depuis les canons de 152 mm MTSA-B aux lance-missiles absolument dévastateurs TOS-1A, capables de tirer 30 missiles thermobariques (incendiaires) de 220 mm en une seule salve.

Fraîchement arrivés, les Marines russes s'apprêtent à conseiller l'AAS pour une contre-offensive contre Daech à Tadmor, à l'ouest de Palmyre.

La tactique russe est essentiellement de tout faire péter, à grande échelle. Bien sûr, cela implique un sérieux risque de pertes civiles — une chose qui peut seulement être réduite par de bons renseignements sur le terrain, fournis par l'AAS. C'est l'AAS qui capture réellement ces zones sur le terrain.

Avec le dos au mur en Syrie, Erdogan a changé de sujet et s'est lancé en Irak, au moyen de la désormais fameuse « incursion » de ces soi-disant 150 soldats turcs avec 20 à 25 chars d'assaut.

Le Premier ministre Ahmet Davutoglu jure qu'Ankara a été « invité » par le gouvernement de la province de Ninive, avec l'approbation de Bagdad (un mensonge flagrant). Un porte-parole du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) semi-autonome, au nord de l'Irak, dit que tout est légal.

Le quotidien turc Hurriyet débite qu'Ankara occupe une base militaire permanente à Bashiga, près de Mossoul, pour entraîner les forces Peshmergas, un accord signé le mois dernier entre le président du KRG, Massoud Barzani, et le ministre turc des affaires étrangères Feridun Sinirliogu.

Eh oh ! Ankara ! Il y a un (énorme) problème ! Mossoul et Bashiga ne font même pas partie du KRG. Cela n'a donc rien à voir avec l'entraînement des Peshmergas — autant qu'Erdogan et l'AKP cuirassent lourdement leur haine des Kurdes : les trafiquants du KRG et les Peshmergas sont les « bons Kurdes », tandis que le PYD/YPG et le PKK sont les « mauvais Kurdes ».

Si vous avez un doute, suivez le pétrole. La mafia de Barzani vend — illégalement — à la Turquie le pétrole qui appartient à Bagdad. Ils possèdent littéralement le trafic de pétrole dans le KRG ; et ils font un malheur, grâce aux bonnes relations avec leur « associé », Genel Oil, dont le président est Tony « Deepwater Horizon » Hayward.

Il a été largement prouvé que le gendre d'Erdogan et ministre de l'énergie Berat Albayrak détient le droit exclusif de déplacer le pétrole du KRG en Turquie. Suivant les preuves collectées par le ministère russe de la défense, le pétrole volé de Daech pourrait bien être mélangé en chemin au pétrole du KRG. Et l'un des principaux bénéficiaires de tout ce système est le fils d'Erdogan, Bilal, alias Mini Me, à travers sa compagnie maritime BMZ, qui livre ce pétrole essentiellement à Israël. Mini Me est à présent exilé à Bologne, en Italie, où il gère des montants intraçables de cash, bien au chaud dans des comptes bancaires suisses.

Evidemment, rien de tout cela n'est sérieusement examiné par les cercles atlantistes, fournissant par conséquent à Erdogan un peu de réconfort ; si le trafic de pétrole syrien volé est peut-être moribond, le côté irakien de l'opération semble être intact.

Ce que nous avons donc effectivement est la Turquie qui « viole » les frontières de l'Irak (vous vous souvenez de ces fameuses « 17 secondes » ?). Bagdad fait réellement partie de la coalition des « 4+1 » (Russie, Syrie, Iran, Irak, plus Hezbollah). La Turquie le sait. Cette « incursion » est encore une nouvelle — et grave — provocation. Si la Russie — et l'Iran — décide que cela en est une de trop, les chars qui protègent le trafic pétrolier d'Erdogan pourraient bientôt se retrouver à la casse.

Copyright 2015 Pepe Escobar/[JFG-QuestionsCritiques]

Note :
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[1] On se souviendra du mouvement protestataire de 2013 en Turquie qui débute le 28 mai à Istanbul par un sit-in d'une cinquantaine de riverains auxquels s'associent rapidement des centaines de milliers de manifestants dans 78 des 81 provinces turques. Par leur ampleur, la nature de leurs revendications et les violences policières qui leur ont été opposées, ces manifestations ont été comparées au printemps arabe, au Occupy movement,au mouvement des Indignés, ou encore à Mai 68. Les mouvements de protestations sont initialement menés par des écologistes et des riverains qui s'opposent à la destruction du parc Taksim Gezi.

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LIRE ÉGALEMENT :
- LA TURQUIE RETOURNE À MOSSOUL EN CONDUISANT UNE NOUVELLE "RÉVOLTE ARABE", par MK Bhadrakumar (7 décembre 2015)
- COMMENT LA RUSSIE RUINE LE JEU DE LA TURQUIE EN SYRIE, par Pepe Escobar (4 décembre 2015).


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