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Zahir Shah : Le dernier roi d'Afghanistan

Par Robert Fisk

The Independent, le 24 juillet 2007
article original : "Zahir Shah: The last king of Afghanistan"

Il était le Roi d'une nation qui, dans l'esprit de beaucoup, n'existe pas vraiment.
C'était un seigneur féodal qui croyait en la libération des femmes. Ce personnage
a vécu dans le luxe pendant son exil, tandis que son peuple subissait l'horreur de
la guerre et de l'occupation. L'histoire de Zahir Shah est l'histoire de l'arrogance
occidentale et de l'impuissance orientale . . .



Zahir Shah

Lorsque je suis arrivé en Afghanistan pour couvrir l'invasion soviétique de 1979, j'ai malicieusement acheté une énorme boîte de talc, produit par une usine allemande à Kaboul et appelé — pour la consommation locale — "Buzkashi". Sur le devant de la boîte, l'illustration représentait un énorme guerrier afghan dans un long manteau rouge, fonçant vers l'acheteur sur son destrier enflammé, avec une expression de férocité extrême sur son visage barbu. Ce qui m'a intrigué était pourquoi un fabricant de talc avait appelé son produit du nom de l'un des sports asiatiques les plus sanglants : une version à cheval du rugby, joué avec une chèvre décapitée — les cavaliers étaient supposés tirer de l'un à l'autre le cadavre ensanglanté de l'infortunée créature, déchiquetant souvent l'animal dans le processus. Evidemment, ce ne pouvait être qu'un Allemand qui avait conclu que ce sport viril mettait en valeur le guerrier romantique du désert, l'esprit de l'individualisme afghan au milieu du paysage accidenté — les paysages afghans étaient toujours "accidentés" ou "inhospitaliers" — bien que je remarquasse que les seuls acheteurs de Buzkashi étaient des étrangers. Les Afghans ne s'intéressaient aucunement à ce talc exotique.

Zahir Shah était en grande partie pareil. En Occident, nous l'adorions. Il était roi. C'était un personnage unificateur dans un pays que beaucoup de gens soupçonnaient de ne pas exister vraiment — ce fut le premier roi de ce pays, Ahmed Khan, qui créa l'Afghanistan au 18ème siècle — ou c'est ce que nous croyions. En réalité, Zahir n'a jamais été réellement roi. Comme le talc Buzkashi, les Afghans n'ont pas salué avec des roses et des chants son accession au trône en 1933 — pas plus qu'ils ne l'ont fait lorsque les Américains ont transporté le vieil homme de son exil romain après le renversement du gouvernement taliban. Ses supporters — ceux qui pouvaient se souvenir de ses appels à la démocratie, la période "libre" comme les Afghans l'appelaient — approuvaient sa constitution écrite, son enthousiasme pour une presse libre et pour la généralisation des partis politiques légaux. Mais, pour l'essentiel, Zahir ne s'intéressait pas à cette démocratie très claironnée et, au moment où ses courtisans le mirent en garde qu'un système de partis s'avèrerait une menace pour la monarchie, il refusa de faire loi la nouvelle législation — bien qu'elle fût votée par le nouveau parlement. Les partis furent définitivement fermés. Tout comme les journaux. Il créa la démocratie — et ensuite il l'a détruisit.

L'Afghanistan s'est révélé être un mirage pour tous les étrangers, une terre dont les images et l'histoire — aussi féroces fussent-elles — font revenir les armées condamnées des pays qui ont déjà été humiliés pendant deux siècles. Les Britanniques ont connu leur plus grande défaite d'avant la Guerre des Boers, à l'époque victorienne, lorsqu'une armée entière fut massacrée dans la Gorge de Kaboul en 1842. Les Britanniques perdirent à nouveau lors de la Seconde Guerre Afghane, lorsqu'ils furent vaincus à la Bataille de Maiwand : de jeunes étudiants afghans en turbans noirs choisirent un grenadier et se jetèrent sur cet unique homme, le tirèrent des rangs de ses camarades et lui coupèrent la gorge. On les appelait "Talibs" ou "Taliban". Un grand nombre des guerriers afghans étaient dirigé par une fille qui s'appelait Malalei — elle tomba plus tard sous les balles britanniques — qui déchira son voile pour en faire un drapeau. Le jeune Zahir Shah, lorsqu'il monta sur le trône à l'âge de 19 ans, aurait approuvé. Après tout, il était un homme qui croyait dans la modernisation, le droit des femmes et le dévoilement des femmes. Les Russes, après un siècle d'humiliation diplomatique en Afghanistan, passèrent 10 années en occupation, seulement pour partir dans une humiliation encore plus grande — une frustration qu'ils finirent par décharger sur les Musulmans également innocents de Tchétchénie.

Mais il y avait un autre Zahir Shah, qui aimait "retirer le voile" des femmes d'une manière beaucoup moins libératrice. Dans ses premières années en tant que roi — lorsqu'il n'était qu'un garçon, selon les normes asiatiques — ses deux oncles, qui régnaient en fait sur le pays, lui fournirent une Chevrolet noire et un chauffeur. Le boulot de "l'homme dans la Chevrolet noire" — comme on le connaissait dans les rues de Kaboul — consistait à faire la tournée des écoles supérieures de Kaboul et de choisir les filles les plus désirables pour la couche du roi. Les Afghans ont un mot pour les plaisirs du roi — "ayoshi" — qui se traduit grosso modo par "prendre du bon temps". "Ayoshi" n'est pas un mot très poli. Quand même, dans un pays dont les rois étaient loués pour leur cruauté — Amanullah, le Shah réformateur, était une exception — Zahir était un homme pacifique. Il ne voulait pas s'impliquer en politique : il n'était vraiment pas intéressé par la vie politique. C'était un artiste qui aimait la peinture et les livres. Il prenait vraiment un bain de boue en Italie lorsque son cousin Daoud — un Premier ministre hautement ambitieux qui adorait la politique — fomenta son coup d'état, en 1973, sans effusion de sang.

Et que fit notre roi afghan préféré alors que son pays tombait sous l'invasion étrangère, l'occupation, les tueries de masse, la guerre civile et le puritanisme islamique de l'espèce la plus fruste ? Il se plaisait à Rome. Exactement comme il ignora la possibilité d'une guerre avec le Pakistan lorsqu'il était roi, il ignora largement la catastrophe de son pays alors qu'il se complaisait dans ses longues années d'exil. Ses visiteurs rapportèrent à Kaboul que sa vie à Rome était très ressemblante à la vie qu'il avait menée au pays dans son palais royal. Il était heureux avec ses livres d'art et d'archéologie, avec le sport et ses amis de la classe supérieure italienne. Vrai, occasionnellement — très occasionnellement —, il exprima son chagrin face au chaos de l'Afghanistan. Mais il était un homme du passé, une victime de la politique plutôt qu'un chef, un personnage oublié depuis longtemps — jusqu'à ce que les Américains le redécouvrent — pour lequel les drames de sa patrie étaient comme les ombres dans la cave de Platon, de simples fantômes de la tragédie titanesque qui se jouait à plus de 3.000 kilomètres de Rome.

Sa vie, bien sûr, englobe un récit familier des 20ème et 21ème siècles : l'exil au milieu des ambitions des autres et ensuite le rétablissement des règles coloniales, d'abord sous les Russes et puis — après le renversement du Mollah Omar (un homme qui comprenait au moins l'histoire de l'Afghanistan et y jouait un rôle, aussi pervers fut-il) — sous les Américains et les Britanniques. Au fur et à mesure que les récoltes de pavot furent ressuscitées sous le regard de l'Otan, les Britanniques se retrouvèrent à combattre pour leurs vies dans le Helmand et sur le site même — l'ont-ils réalisé ? — de la bataille de Maiwand. Les Taliban connaissent leur histoire même si les Britanniques ne connaissent pas la leur.


La bataille de Maiwand

Et pourtant, ce fut vers le vieux roi que les Bush et les Blair se tournèrent lorsqu'ils eurent besoin d'un personnage "unificateur" pour réunir les Afghans. En réalité, c'était une pure folie de penser que le vieil homme puisse être tiré de sa vie de débauche à Rome pour jouer le seul jeu dans lequel il n'a jamais été intéressé : la politique. Oui, c'était un original. Après tout, il était roi, même s'il ne portait pas des habits capables de rivaliser avec ceux d'Hamid Karzaï, le président afghan impuissant. Mais il nous attirait, de la même manière que tous les monarques semblent utiles en Occident. Il était bien éduqué, pro-occidental, favorable à la démocratie (jusqu'à un certain point) et, bien qu'il fût Pachtoune, il était censé être une personnalité populaire auprès de toutes les tribus afghanes. Il ne l'était pas. Mais nous aimons faire la promotion de ces personnes parce que pensons qu'elles sont "sûres". Nous comprenons les monarchies et Zahir, bien qu'il fût plus proche de Moustafa Kemal Atatürk, dans son désir de "laïciser" son pays (pourquoi espérons-nous toujours que les pays musulmans doivent être "laïcisés" ?), était un roi et nous avons l'habitude des rois et des reines.

Nous aimions le Roi Idris de Libye et le Roi Farouk d'Egypte et le Roi Abdallah de Jordanie, exactement comme — après avoir été obligés de nous passer d'Idris et de Farouk et de les remplacer par des colonels et des généraux censés être pro-occidentaux — nous continuons d'aimer le Roi Abdallah de Jordanie et le Roi Abdallah d'Arabie Saoudite et tous les autres princes et émirs du Golfe.

C'est pourquoi les Américains — et,d'une façon moindre, les Britanniques — pensaient qu'ils pouvaient faire rentrer Zahir [en Afghanistan] pour créer une terre de paix. Son accueil était supposé être aussi glorieux que celui qui était censé être accordé aux Américains et aux Britanniques en Irak. C'était un rêve : c'était notre vision orientaliste sur la manière dont les Afghans devaient se comporter. Nous pensions que les autochtones admireraient ce symbole de l'élitisme du vieux monde parce que — et voilà le hic ! — le vieux Zahir Shah était plus comme "nous" que comme "eux", plus européen qu'afghan, plus laïc que musulman. S'il avait été formé comme soldat en Afghanistan, il avait été éduqué en France. "Je ne souhaite que faire des choses pour mon pays et le servir", avait-il dit lamentablement lorsqu'il retourna à Kaboul, pour être proclamé par Karzaï et les Américains — mais pas beaucoup d'autres — comme le "Père de la Nation". Lorsqu'il monta sur le trône en 1933, il fut loué comme la nouvelle étoile dans le firmament afghan, un homme éduqué en occident qui pouvait moderniser son pays, gouverner durant une période de transition rapide vers "des institutions politiques modernes". Je cite un livre d'histoire américain publié l'année qui précéda le renversement de Zahir par Daoud. Les même mots ont été ressortis de la naphtaline pour être réutilisés en 2002. Apprendrons-nous jamais ?


L'Afghanistan : une histoire qui baigne dans le sang

compilée par Simon Usborne

1919

L'Afghanistan gagne son indépendance après une troisième guerre contre les forces britanniques, qui, pendant des décennies, ont cherché à annexer ce pays de l'Inde. Amir Amanullah Khan s'auto-proclama roi en 1926, mais il s'enfuit deux ans plus tard après que sa campagne de réformes économiques et sociales eut conduit à des troubles civils.

1933

Zahir Shah devient roi. L'Afghanistan restera une monarchie relativement stable et progressiste durant les 40 années suivantes. Les Etats-Unis reconnaissent l'Etat en 1934 ; dans les années 50, l'Union Soviétique devient un allié puissant.

1973

Mohammed Daoud Khan renverse Shah par un coup d'état militaire. Il abolit la monarchie et établit la République d'Afghanistan, avec des liens puissants avec l'URSS.

1978


Nur Mohammed Taraki

Khan est tué dans un coup d'état communiste mené par Nur Mohammed Taraki, qui devient président et base sa politique sur des principes islamiques. Les dirigeants islamiques conservateurs commencent une révolte armée et le mouvement de guérilla des moudjahidin est créé pour combattre le gouvernement soutenu par les Soviétiques.

1979

L'Urss envahit l'Afghanistan pour soutenir le régime communiste en déclin. La Grande-Bretagne, les Etats-Unis, le Pakistan, la Chine, l'Iran et l'Arabie Saoudite fournissent l'argent et les armes aux divers groupes moudjahidin qui combattent les forces soviétiques. Oussama ben Laden s'y rend en 1984. A partir de 1985, la moitié de la population est déplacée et Gorbatchev promet de retirer les forces soviétiques.

1988

Tandis que les troupes soviétiques se retirent, Oussama ben Laden forme al-Qaïda. Ce groupe revendique la victoire sur l'Union Soviétique et déplace son centre d'intérêt vers les Etats-Unis qui constituent l'obstacle principal à l'établissement d'un Etat islamique pur.

1992


Mohammed Najibullah

Après que des milices rivales font monter les enchères pour renverser le gouvernement de Mohammed Najibullah, soutenu par les Soviétiques, les Moudjahidin forment un Etat islamique, installant Burhanuddin Rabbani comme président.

1995

La milice Taliban prend Kaboul et établit un régime ultra-conservateur. Les femmes ne peuvent pas travailler et la loi islamique est appliquée au moyen d'exécutions publiques. Les groupes ethniques, y compris ceux qui se trouvent dans l'Alliance du Nord, ripostent.

1998

Après qu'Al-Qaïda commet les attentats à la bombe contre les ambassades américaines en Afrique, le Président Clinton ordonne des attaques de missiles contre les camps d'entraînement afghans de ben Laden. Les Taliban rejettent les tentatives étasuniennes de voir ben Laden extradé. L'Onu impose des sanctions en 2000.

2001


Hamid Karzaï

Les forces étasuniennes et britanniques lancent des attaques aériennes contre des cibles Taliban et d'al-Qaïda, à la suite des attaques du 11 septembre. A partir de décembre, l'Alliance du Nord a évincé les Taliban et Hamid Karzaï, soutenu par les Etats-Unis, prête serment comme dirigeant.

2004

Alors que la violence s'accroît et que l'Otan prend le contrôle de Kaboul, le Grand Conseil [peshmerga] adopte une nouvelle constitution et Karzaï est élu Président. Les élections législatives ont lieu l'année suivante. Mais la violence augmente au fur et à mesure que les combattants Taliban se réorganisent, en particulier dans le Sud. En 2006, l'Otan prend le contrôle de la sécurité.

2007

La coalition et les forces afghanes lancent l'Opération Achille alors que les Taliban continuent de s'engager dans de lourds combats dans le Sud. L'Ancien roi Zahir Shah meurt à l'âge de 92 ans, après une longue maladie.

Traduit de l'anglais par : [JFG-QuestionsCritiques]

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*
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