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Enpire du Chaos

Le Brésil, comme la Russie, sous le feu d'une guerre hybride

Par Pepe Escobar
RT, le 2 avril 2016

article original : "Brazil, like Russia, under attack by Hybrid War"


Les révolutions de couleur ne suffisent jamais ; les USA (cet Empire exceptionnaliste que je nomme « Exceptionalistan » ou Empire du Chaos) sont toujours à l'affût d'amélioration stratégiques majeures capables d'assurer leur hégémonie.

La matrice idéologique et le mode opératoire des révolutions de couleur font désormais partie du domaine public. Mais ce n'est pas vraiment le cas du concept de Guerre Non-Conventionnelle (GNC).

La GNC a été formulée par le manuel de la Guerre Non-Conventionnelle des Forces Spéciales (2010). Voici la mention phare :
« L'intention des efforts américains en matière de GNC [Guerre Non-Conventionnelle] est d'exploiter les vulnérabilités politiques, militaires, économiques et psychologiques d'une puissance hostile, en développant et en soutenant des forces de résistance pour accomplir les objectifs stratégiques des USA. Dans un avenir prévisible, les forces américaines s'engageront essentiellement dans des opérations de guerres irrégulières (G.I.) ».

Il ne faut pas entendre puissances « hostiles » seulement dans le sens militaire ; tout Etat qui ose défier quelque élément important que ce soit de « l'ordre mondial » centré sur Washington — du Soudan à l'Argentine — peut être qualifié d'« hostile ».

Les liaisons dangereuses entre les révolutions de couleur et les G.I. se sont désormais complètement épanouies en tant que Guerre Hybride ; un cas perverti des Fleurs du Mal. Une révolution de couleur n'est rien d'autre que la première étape de ce qui deviendra une Guerre Hybride. Et une Guerre Hybride peut être interprétée essentiellement comme la militarisation de la théorie du chaos — la coqueluche conceptuelle absolue de l'armée américaine (« la politique est la continuation de la guerre par des moyens linguistiques »). Mon livre de 2014, Empire of Chaos, retrace essentiellement ses myriades de manifestations.

Cette thèse en trois parties bien argumentée clarifie l'objectif central derrière une Guerre Hybride majeure ; « perturber les projets conjonctifs transnationaux multipolaires au moyen de conflits d'identité provoqués de l'extérieur (ethniques, religieux, politiques, etc.) au sein d'un Etat en en transition ciblé. »

Les BRICS — un mot, un concept extrêmement répugnant pour l'axe Wall Street/Washington — se devaient de constituer des cibles fondamentales dans cette guerre hybride. Pour une quantité de raisons. Parmi elles, l'effort visant aux échanges commerciaux dans leurs propres monnaies, en contournant le dollar, la poussée déclarée vers l'intégration de l'Eurasie, symbolisée par les nouvelles routes de la soie convergentes emmenées par la Chine — ou Une Ceinture, Une Route, selon la terminologie officielle — et l'Union Economique eurasiatique (UEE) conduite par la Russie.

Cela implique que la guerre hybride frappera tôt ou tard l'Asie centrale ; le Kirghizstan, un laboratoire de choix pour les expérimentations du type révolutions de couleur de l'Empire exceptionnaliste, est le candidat idéal.

A l'heure actuelle, la Guerre Hybride est très active dans les pays frontaliers de la Russie (l'Ukraine), mais toujours à l'état d'embryon dans le Xinjiang, la partie la plus occidentale de la Chine, que Pékin surveille de très près. La Guerre Hybride est déjà à l'œuvre pour empêcher la construction du Turkish Stream [projet de gazoduc reliant la Russie à la Turquie en passant par la Mer Noire] . Et elle sera également entièrement mise en œuvre pour interrompre la Route de la Soie balkanique — essentielle pour l'intégration commerciale de la Chine avec l'Europe occidentale.

Etant donné que les BRICS forment le seul contrepouvoir réel à l'Exceptionalistan, une stratégie devait être développée pour chacun de ses acteurs principaux. Tout a été mis en œuvre contre la Russie — des sanctions à une diabolisation totale, d'une attaque contre sa monnaie à une guerre des prix pétroliers, y compris même des tentatives (pathétiques) de démarrer une révolution de couleur dans les rues de Moscou. Pour un nœud plus faible des BRICS, une stratégie plus subtile devait être développée. Ce qui nous amène à la complexité de la Guerre Hybride telle qu'appliquée à la déstabilisation actuelle massive, politique et économique, du Brésil.

Dans le manuel de la G.I., influencer la perception d'une vaste « population non engagée de la classe moyenne » est essentiel pour la voie du succès, afin que ces non-engagés finissent par se retourner contre leurs dirigeants. Ce processus englobe tout, du « soutien à l'insurrection » (comme en Syrie) à un « mécontentement plus large à travers la propagande et les efforts politiques et psychologiques pour discréditer le gouvernement) » (comme au Brésil). Et au fur et à mesure que l'insurrection monte, l' « intensification de la propagande et la préparation psychologique de la population à la rébellion » doit également s'amplifier. Voilà, en deux mots, ce qui se passe au Brésil.


Nous avons besoin de notre propre Saddam

L'objectif stratégique ultime de l'Exceptionalistan est généralement d'avoir une fusion de révolution de couleur et de G.I.. Mais la société civile brésilienne et la démocratie pleine de vie au Brésil étaient trop sophistiquées pour des mesures pures et dures de G.I., comme des sanctions ou le droit d'ingérence humanitaire (« R2P » ou « responsabilité de protéger » selon la terminologie américaine).

Il ne faut pas s'étonner que Sao Paulo ait été transformé en épicentre de la Guerre Hybride contre le Brésil. Sao Paulo, l'Etat le plus riche du Brésil, qui héberge également la capitale financière et économique de l'Amérique Latine, est le nœud clé dans une structure de pouvoir reliant le national et l'international.

Le système financier mondial centré sur Wall Street — qui dirige quasiment tout l'Occident — ne pouvait tout simplement pas permettre à la souveraineté nationale de s'exprimer pleinement chez un acteur majeur tel que le Brésil.

Le Printemps brésilien, au début, était quasi-invisible, un phénomène médiatique social exclusif - exactement comme en Syrie au début de 2011.

Ensuite, en juin 2013, Edward Snowden a dévoilé les fameuses pratiques d'espionnage de la NSA. Au Brésil, la NSA était tout ouïe contre Petrobras. Et soudainement, à brûle-pourpoint, un juge régional, Sergio Moro, en se basant sur une source unique — un opérateur de change sur le marché noir — eut accès à un épandage majeur de documents de Petrobras. Jusqu'à maintenant, l'enquête de deux ans de « Car Wash » sur la corruption n'a pas révélé comment ils sont parvenus à en savoir autant sur ce qu'ils nomment la « cellule criminelle » agissant au sein de Petrobras.

Ce qui importe est que le mode opératoire de la révolution de couleur — un combat contre la corruption « pour la défense de la démocratie » — était déjà en place. C'était la première étape d'une Guerre Hybride.

Alors que l'Exceptionalistan inventait les « bons » et les « mauvais » terroristes semant le chaos dans toute la « Syrak », au Brésil, surgissait le personnage du « bon » et du « < i>mauvais » corrompu.

Wikileaks révéla également comment l'Exceptionalistan avait un doute sur le fait que le Brésil puisse concevoir un sous-marin nucléaire — une question de sécurité nationale. Comment la société de construction Odebrecht se mondialisait. Comment Petrobras a développé toute seule la technologie pour explorer les gisements pré-salifères — la plus grande découverte d'hydrocarbures du début du 21ème siècle, dont les Supermajors du Pétroles (les « « Big Oil ») furent exclues par nul autre que Lula.

Ensuite, à la suite des révélations de Snowden, l'administration Rousseff a exigé que toutes les agences du gouvernement utilisent des compagnies nationales pour leurs services technologiques. Cela impliquait que les sociétés américaines puissent perdre jusqu'à 35 milliards de dollars de revenus sur deux ans par la perte d'activité dans la septième plus grande économie mondiale — comme l'a découvert le groupe de recherche de la Fondation à l'Innovation et à la Recherche Technologique (Information Technology & Innovation Foundation).


Le futur se déroule maintenant

La marche vers la Guerre Hybride au Brésil n'avait pas grand-chose à voir avec la gauche ou la droite politiques. Il était essentiellement question de mobiliser quelques riches familles qui dirigent en réalité le pays ; elles achètent de larges pans du Congrès, contrôlent les média institutionnels, agissent comme les propriétaires esclavagistes des plantations du 19ème siècle (l'esclavage se diffuse toujours dans toutes les relations sociales au Brésil), esclavage qu'elles légitiment à travers une tradition intellectuelle puissante, et pourtant obsolète.

Ces riches familles allaient donner le signal à la mobilisation de la classe moyenne.

Le sociologue Jesse de Souza a identifié un phénomène freudien de « gratification substitutive » en vertu duquel la classe moyenne brésilienne — dont une très grande partie réclame maintenant un changement de régime - imite les quelques riches autant qu'elle est exploitée par eux, à travers des montagnes de taxes et des taux intérêts exorbitants. Les 0,0001% les plus riches et la classe moyenne ont besoin d'un Autre à diaboliser — à la façon de l'Exceptionalistan. Et qui pourrait le mieux l'incarner pour le complexe élitiste comprador que le personnage d'un Saddam Hussein tropical : l'ancien Président Lula.

Les « mouvements » de l'ultra droite, financés par les infâmes Koch Brothers, ont soudainement surgi sur les réseaux sociaux et dans les manifestations. Le procureur général du Brésil s'est rendu dans l'Empire du Chaos à la tête d'une équipe de « Car Wash », pour remettre les informations concernant Petrobras, pouvant déclencher de possibles inculpations du Département de la Justice américain.

Car Wash et le Congrès brésilien — immensément corrompu —, qui va maintenant délibérer sur la possible destitution de la Présidente Rousseff, se sont révélés impossibles à distinguer.

Dès lors, les concepteurs étaient sûrs qu'une infrastructure sociale de changement de régime était déjà incorporée dans une masse critique antigouvernementale, permettant ainsi à la révolution de couleur de s'épanouir complètement. La voie vers un coup d'Etat en douceur était pavée — sans même avoir besoin de recourir au terrorisme urbain létal (comme en Ukraine). Le problème était que si le coup d'Etat en douceur échouait — comme cela paraît désormais possible — il serait très difficile de déclencher un coup d'Etat violent, façon Pinochet, à travers la G.I., contre l'administration Rousseff assaillie de toute part, c'est-à-dire en accomplissant finalement la Guerre Hybride Totale.

A un niveau socioéconomique, Car Wash ne serait une « réussite » complète que si elle était accompagnée d'un adoucissement des lois brésiliennes régulant l'exploration de pétrole, en l'ouvrant aux Big Oil américaines. Et en parallèle, tous les programmes de dépense sociale devraient être brisés.

A la place, ce qui se passe maintenant est la mobilisation progressive de la société civile brésilienne contre un scénario de changement de régime au moyen d'un coup d'Etat en douceur. Les acteurs cruciaux de la société brésilienne sont maintenant fermement positionnés contre la procédure de destitution de la Présidente Rousseff, de l'Eglise catholique aux Evangélistes, les professeurs d'université de premier rang, au moins 15 gouverneurs d'Etats, des masses de syndicalistes et les ouvriers de l'« économie informelle », des artistes, des intellectuels de premier plan, des juristes, la majorité écrasante des avocats, et enfin et surtout, le « Brésil profond » qui a légalement élu Rousseff avec 54,5 millions de voix.

Ce ne sera pas terminé tant qu'une grosse huile de la Cour Suprême brésilienne ne lâchera le morceau. Ce qui est certain c'est que les universitaires brésiliens indépendants posent déjà les bases théoriques pour étudier Car Wash, non pas comme une simple initiative massive anti-corruption, mais comme l'étude de cas ultime de la stratégie géopolitique de l'Exceptionalistan appliquée à un environnement mondialisé sophistiqué dominé par la technologie informatique et les réseaux sociaux. L'ensemble du monde en développement devrait être sur ses gardes — et apprendre les leçons appropriées, alors que le Brésil est en voie d'être analysé comme le cas ultime de la Guerre Hybride Douce.

Copyright 2016 Pepe Escobar/[JFG-QuestionsCritiques]

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